« L’Histoire de Souleymane » nous plonge dans la vie réelle des immigrés clandestins en France


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Les films de Boris Lojkine sont La Comédie humaine de notre triste vingt-et-unième siècle: avec le talent et la précision de Balzac, il dissèque et restitue les caractères de notre époque en ce qu’elle a de plus singulier et de plus tragique, en glissant sa caméra là d’où chacun détourne le regard. Et, ce faisant, il nous oblige à voir. 

Abou Sangaré et Boris Lojkine cachés derrière la Une de Libération consacrée à « L’histoire de Souleymane » à la terrasse d’un café parisien. Photo volée sur le facebook du réalisateur.

Il n’est pas indifférent que Boris Lojkine soit venu au cinéma par le documentaire : son désir de transcrire le réel est le socle de son inspiration. On se souvient avec émotion de la première fiction de ce réalisateur exigeant : Hope, l’Odyssée contemporaine des migrants africains qu’il accompagnait depuis le coeur du continent jusqu’aux rives de l’Europe, sans cacher aucune des étapes terribles de ce voyage impossible vers le mirage occidental où se concentre leur espérance.

La quête éperdue de l’asile

Avec « L’Histoire de Souleymane« , Boris Lojkine en offre la suite et l’épilogue : le film est immersif, il nous plonge dans le quotidien de Souleymane, immigré clandestin à Paris, au cours des deux journées qui précèdent son entretien à l’OFPRA, Office Français de Protection des Refugiés et Apatrides, en charge de déterminer si oui ou non il mérite le statut de réfugié, si oui ou non le séjour en Guinée n’était plus possible pour lui, donc si oui ou non il doit être à ce titre accueilli sur le territoire français, asile espéré.

De ce quotidien Boris Lojkine tire un film en forme de course folle : Souleymane fonce à vélo du matin jusqu’au soir pour livrer les clients d’Uber-eat, il est l’une des multiples fourmis de ce prolétariat moderne et sans protection, livré sans aucun droit à l’exploitation de tous les maillons de cette chaîne : la licence ne peut pas être à son nom, il est la victime invisible dont tous profitent, sous couvert de l’aider.

Une prolétariat contemporain piégé par une pyramide d’égoïsmes

La puissance du film est dans son absence de manichéisme : personne n’est condamné, rien n’est jugé, tout est montré. Contre ce monde désespérément privé d’humanité, Boris Lojkine ne livre pas un réquisitoire, mais un constat juste et précis. La violence n’est pas dans un seul camp, elle est partagé par tous les acteurs médiocrement piégés dans un système politique et social qui se nourrit consciencieusement de la faiblesse des demandeurs d’asile.

Abou Sangaré dans « L’histoire de Souleymane »

La justesse du film tient, bien sûr à l’interprète de Souleymane et comme à ceux des autres protagonistes du film. “Presque tous les acteurs du film sont des non-professionnels sans aucune expérience de jeu, précise Boris Lojkine. Avec Aline Dalbis, nous avons fait un long casting sauvage, arpenté les rues de Paris à la rencontre des livreurs.” C’est en particulier le cas de Souleymane, incarné au plus juste par Abou Sangaré dont l’histoire personnelle colle à celle de son personnage. Jusqu’au prénom choisi pour le héros : Souleymane, dérivé de Salomon, qui évoque la paix et la droiture. Une droiture à l’épreuve dans un univers trompeur, dont les règles sont fluctuantes et factices. Sa vérité et son authenticité font éclater les hypocrisies de l’époque.

La réussite parfaite d’un film atypique

« L’histoire de Souleymane » est celle de tant d’autres migrants… Présenté à la 77e édition du Festival de Cannes, le film a été couronné par le Prix du Jury et le Prix d’interprétation masculine de la catégorie “Un certain regard” : des Palmes qui saluent une oeuvre hors du commun, à la frontière du documentaire et du thriller, dans une esthétique réaliste et dépouillée, immersive et crue, comme les lumières électriques des quartiers nord de Paris, la nuit.

Cette simplicité et cette justesse, dans une économie de moyens et une clarté d’exposition où les événements s’enchaînent rapidement, sans  longueur ni temps mort, ce sont les règles de base de la tragédie grecque, son déroulement à la fois nécessaire et impitoyable. Le temps de l’action est condensé, l’existence est urgence, il faut vivre et s’en sortir. On espère que le film lui-même, réaliste au point d’être performatif, sortira Abou Sangaré de cette course absurde et chaotique, dans une humanité déglinguée et blindée d’égoïsme. Abou Sangaré, et peut-être nous tous?

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