Bâtie sur des bribes d’Afrique par les esclaves déportés, la culture bélé en Martinique est l’âme créole ancestrale de l’île. La chorégraphe Sonia Marc, invitée du troisième festival Gospel et Racines, nous explique comment est née et s’est développée cette identité culturelle jadis souterraine, mais qui s’affiche désormais au grand jour.
Le créole est l’arbre d’une racine africaine, comme en témoigne la culture bélé en Martinique, qui regroupe les plus anciennes traditions de l’île. Développée sous l’esclavage par les filles et fils du Continent, elle tire sa source d’un héritage africain étiolé et recomposé. Longtemps dévalorisée, elle est aujourd’hui considérée, notamment avec l’apparition du concept de créolité, comme un des éléments centraux de l’identité martiniquaise. La chorégraphe Sonia Marc, invitée au troisième festival Gospel et Racines au Bénin (2 au 8 août) avec la troupe Sakitanou, décortique pour nous la culture bélé. Et explique pourquoi il est capital de la diffuser en France métropolitaine et ailleurs.
Afrik : Comment définiriez-vous la culture bélé ?
Sonia Marc : La culture bélé, c’est tout ce qui nous est resté de l’Afrique – de la déportation – et que nous avons recréé en Martinique. Bélé vient d’ailleurs du mot kikongo[[<*>Le kikongo est la langue du royaume Kongo qui regroupait une partie de l’Angola, de la République Démocratique du Congo et du Congo]] « m’bélé », signifiant « provenance » ou « origine ». Quand les esclaves sont arrivés en Martinique, les familles étaient séparées, dispersées sur les autres îles de la Caraïbe. Les ethnies étaient mélangées. Et on leur interdisait de parler leur langue, de jouer leur musique. Ils ont dû développer une nouvelle culture, à partir d’un héritage africain épars et résiduel. Le symbole de la culture bélé est le tambour bélé. A l’origine, il a été fait à partir de vieux tonneaux de rhum. Des fûts en chêne. Or, il n’y a pas de chêne en Martinique. Mais comme les esclaves ne pouvaient pas creuser leurs propres tam-tams, ils ont décidé de prendre ces tonneaux-là qu’ils avaient sous la main, et de mettre des peaux dessus. C’est devenu notre tambour. Un symbole de résistance face à l’oppression.
Afrik : A part le tambour bélé, qu’est ce qui caractérise cette culture ?
Sonia Marc : Les chants et la musique, qui est essentiellement jouée avec deux instruments, le tambour bélé et le ti bwa (deux bâtons de bois frappés sur un morceau de bois évidé, ndlr). La culture bélé est issue du monde rural, des gens de la terre qui ont gardé ces chants et ces danses. Il s’agit également d’un art de vivre lié à la notion de partage et de solidarité et à la vie en communauté.
Afrik : La culture bélé est aujourd’hui sortie de l’ombre. Pourquoi a-t-elle été aussi longtemps cachée ?
Sonia Marc : Avec la colonisation française, tout ce qui venait de l’Afrique a tellement été rejeté, méprisé, dévalorisé, que la culture bélé est restée longtemps muselée. A l’école, nous apprenions : « Nos ancêtres les Gaulois habitaient des huttes en bois… ». On ne nous apprenait pas l’Afrique, ni nos véritables origines. Il nous était interdit de parler le créole, sous peine d’être punis ou d’essuyer quelques coups de règles.
Afrik : Qu’est-ce qui a fait bouger les choses ?
Sonia Marc : En majeure partie Aimé Césaire. Quand nous nous sommes retrouvés en métropole, nous étions confrontés à d’autres peuples, qui avaient leur propre culture. Nous avions le besoin de nous affirmer en tant que Martiniquais. Ce que nous avons fait grâce aux lectures de Franz Fanon, d’Edouard Glissant et, évidemment, d’Aimé Césaire. Le salut de la Martinique, c’est Aimé Césaire. Il est notre lumière et nous sommes tous ses enfants. C’est lui qui nous a rendu fiers d’être noirs, dans un esprit d’ouverture et de tolérance. C’est lui qui a créé le Service municipal d’actions culturelles de Fort-de-France. Il faisait venir tous les ballets nationaux d’Afrique. Il est même allé chercher des anciens dans le nord de l’île pour nous apprendre le bélé. Il est invariablement celui qui a sorti cette culture de l’ombre.
Afrik : Et qu’est-ce-que la culture bélé aujourd’hui ?
Sonia Marc : Une culture populaire. Et ce, grâce à tout un travail de promotion et de sensibilisation à travers des livres, des conférences où échangent chercheurs, anthropologues, écrivains, musiciens…
Afrik : Quel était le message que vous apportiez au Bénin dans le cadre du Festival Gospel et Racines ?
Sonia Marc : Nous sommes venus dire à l’Afrique : « Voilà ce que nous sommes devenus. Voilà ceux qui sont partis et voilà leurs enfants. »
Afrik : Ce travail d’affirmation de la culture créole ne devrait-il pas également être fait en métropole ?
Sonia Marc : Le travail en Martinique a pris des années. Aujourd’hui que la culture bélé est bien reconnue aux Antilles, il faut effectivement créer un pont entre la Martinique et la France. Ceux qui étaient partis s’installer dans l’Hexagone, avaient une haute idée de la métropole. On allait en France pour grandir, pour être mieux, pour être quelqu’un. Il faut absolument lancer un travail de reconstruction de l’identité créole.
Afrik : Le travail ne doit-il pas aussi être fait à destination des non-Antillais ?
Sonia Marc : Beaucoup entretiennent une vision touristique de la Martinique. Quand je demande à mes amis de métropole pourquoi il ne viennent pas en Martinique, ils me répondent : « Mais tu sais chez toi il n’y a que le sable blanc et la mer, on préfère aller au Bénin ou au Sénégal ». Il faut que nous nous battions pour que les politiques fassent la promotion de notre culture, pour que les gens viennent à la Martinique et regardent l’île autrement qu’avec les clichés habituels. J’ai longtemps dansé avec Dédé Saint-Prix (célèbre artiste antillais, ndlr). Quand nous sommes arrivés en France en 1995, un journaliste du quotidien Libération avait titré après nous avoir rencontrés : « Les extra-terrestres de la Martinique sont arrivés ». Il n’avait jamais vu ça. Quand nous sommes arrivés avec nos textes, il s’attendait à voir de belles doudous avec des accras et du rhum. Il faut effectivement que nous allions en France, et pour nos ressortissants, et pour les autres.