
Est-ce que la situation dramatique de prise en considération de la sociologie en Afrique dans l’élaboration des politiques et diverses décisions est strictement dépendante des financements, de la rareté des chercheurs et de recherches, ou de tout autre paramètre ayant trait aux moyens ? La question se pose irrémédiablement, en effet, et donc la comparaison avec d’autres pays n’ayant pas ou n’ayant pas beaucoup de problèmes de moyens est de mise. Ne serait-ce que pour prévenir (ou renseigner sur…) les futures complications pouvant apparaitre pour la sociologie dans son usage « pratique »…
Aux États-Unis, par exemple, des milliers d’études sociologiques sont réalisées chaque année. Et chaque année, 600 doctorats sont décernés en sociologie (avec des sujets axés sur le contexte américain, mais aussi international). L’American Sociological Association compte environ 10 000 membres et la plupart mènent activement des recherches. Au total, plus de 600 000 000 $ sont dépensés chaque année pour la recherche en sociologie. Puisqu’il n’est plus question de moyens, quid alors des rapports entre la sociologie et la politique, là-bas ?
Mike Hout, de son vrai nom Michael Hout, est professeur de sociologie à l’université de New York, mais il est surtout président de la Division des sciences comportementales et sociales et de l’éducation de l’Académie nationale des sciences. Ce dernier nous explique : « La Division des sciences comportementales et sociales et de l’éducation de l’Académie nationale des sciences conseille la nation sur les politiques publiques. Nous publions des rapports dont la lecture est gratuite en ligne. Mais le public principal est le Congrès et le pouvoir exécutif du gouvernement fédéral ». Et quand on lui demande pourquoi la sociologie arrive, aux USA, à attirer autant d’investissement, le professeur Hout répond sans hésiter : « La nation et les fondations privées soutiennent la recherche sociologique parce qu’elle fonctionne et offre des éclairages qu’une analyse strictement économique, psychologique ou politique ne pourrait fournir. Et la recherche fondamentale en sciences sociales facilite les applications pratiques. Le plus célèbre concernait une petite subvention de la National Science Foundation à des sociologues et des politologues intéressés par les réseaux sociaux. Ils ont développé l’algorithme PageRank qui alimente Google ». Rien que ça… Le paradis de la sociologie, en somme. Par contre, vu la nature de sa charge à l’Académie nationale des sciences, un deuxième avis s’impose.
Shamus Khan, professeur de sociologie et d’études américaines à l’université de Princeton et ancien président du département de sociologie de l’université de Columbia, de son côté, n’est pas si catégorique et préfère plutôt parler d’impact non négligeable et d’idées inattendues en énonçant des exemples : « L’économie est la science sociale la plus influente. Mais la sociologie a un impact non négligeable. Par exemple, dans mon propre département, Patrick Sharkey a étudié la violence armée et nous a aidés à comprendre pourquoi la criminalité se produit et ce que nous pouvons faire pour y remédier. J’ai étudié l’impact de la violence sexuelle et ce que nous pouvons faire pour la prévenir. Toutes ces politiques ont eu des impacts significatifs sur les programmes gouvernementaux et sur la manière dont les gens envisagent les grands problèmes sociaux. Les sociologues développent souvent des idées inattendues qui peuvent être utilisées pour créer des politiques plus efficaces ». Ce n’est en effet pas la même sorte de discours utilisé par M. Mike Hout.
Et un troisième professeur US, un !
Philip Smith, professeur de sociologie à l’université de Yale, lui, voit les choses d’un tout autre œil : « Mon sentiment général est que la sociologie est quelque peu marginalisée aux États-Unis, dans la mesure où la politique et l’élaboration des lois ne sont pas un processus particulièrement rationnel ou fondé sur des preuves. Ceci pour des raisons électorales et idéologiques. Ainsi, des questions telles que les soins de santé universels et le contrôle des armes à feu semblent aller à l’encontre du bon sens — contrairement à ce qui se passe dans des pays comme la Suède ».
Intéressant… « Cependant, poursuit le professeur Smith qui semble vouloir rajouter un peu d’eau dans son vin, il existe parfois de véritables apports provenant de domaines comme la sociologie, la criminologie ou la santé publique, qu’il ne faut pas négliger. Celles-ci peuvent avoir un impact sur les bureaucraties fédérales et locales qui doivent concevoir et mettre en œuvre des politiques. Les personnes qui dirigent ces programmes ont souvent une formation formelle en sciences sociales ou en méthodes de recherche et écoutent ce que leur disent les données et les opinions des experts ».
Et il y a un autre bon point à noter, toujours selon le même intervenant : « J’ajouterais que les maires de nombreuses grandes villes ont également tendance à avoir des sensibilités sociologiques et sont désireux d’apporter des changements qui améliorent la vie quotidienne. Cela tend à contraster avec la démagogie et le showboating de la politique que nous voyons dans les médias ». C’est donc un « pas mal, mais peut beaucoup mieux faire » aux États-Unis. Direction à présent la Suède, pays cité par le professeur Smith comme étant une référence pour notre sujet.
Quelle situation dans la Venise du nord ?
Mona Margareta Mårtensson, enseignante-chercheuse à l’université de Stockholm, nous dépeint, au début, ce qui semble être un flamboyant tableau : « Pour les chercheurs, pour les politiciens et pour la société civile en général la sociologie est, absolument et depuis le début, considérée comme nécessaire pour la connaissance et la bonne marche de la société. Ce sont surtout les résultats quantitatifs — chiffres, statistiques — qui sont appréciés. La sociologie stockholmienne — haut lieu de la sociologie quantitative — répond bien à ces demandes, surtout que nous avons une grande section de démographie ». Mais, il y a bien un mais. Mme Mårtensson nous « oriente » : « Ceci dit, c’est surtout le côté gauche de la population qui y trouve des arguments pour garder ou changer des éléments de la société. Et c’est le côté extrême droite qui montre la plus grande réticence vis-à-vis des résultats de la recherche. Et en ce moment, le clivage politique est net : les résultats concernant la situation environnementale extrêmement alarmante et comment y répondre, ainsi que le niveau de criminalité grave et comment y répondre, sont acceptés ou refusés de manière différente ».
Il semble donc que la sociologie, hormis quand ses résultats arrangent la droite, soit malgré elle une science de gauche… Pablo Leandro Ciocchini chercheur en sociologie juridique à la CONICET en Argentine (Conseil national de la recherche scientifique et technique), conforte ce point, autrement, en nous parlant de la situation dans son pays, qui compte, selon lui, suffisamment de sociologues pour ses divers besoins : « Pour l’essentiel, les décisions politiques et managériales sont prises soit pour des motivations purement personnelles ou idéologiques, soit pour des raisons juridiques ou économiques. Il n’est pas courant que les politiciens ou les responsables gouvernementaux prennent en considération les approches sociologiques, la raison étant que, la plupart du temps, il s’agit d’une combinaison de préjugés et d’un parti pris idéologique de gauche de la part des spécialistes des sciences sociales ». Et, d’ailleurs, la sociologie est une science gauche tout court également, comme nous le révèlera notre prochain intervenant.
La parole aux « Grands-Bretons » !
Howard Williamson, professeur de politique européenne de la jeunesse à l’Université du Pays de Galles du Sud, nous donne des clarifications capitales pour comprendre la situation : « Les politiciens réclament toujours des “preuves” afin d’élaborer des politiques et des pratiques “fondées sur des preuves”, mais il s’agit là d’un exercice largement mythique. Les soi-disant “preuves” peuvent invariablement être contestées et nous pourrions être plus sages de parler de preuves “fondées sur les politiques”, où les preuves sont soigneusement sélectionnées et filtrées pour soutenir l’orientation politique et idéologique du voyage ». Et, pour lui, ce n’est pas le seul problème.
Comme nous l’avons précédemment dit, la sociologie serait elle-même assez gauche, dans l’usage de son potentiel d’influence. « Il existe également le problème que les études universitaires sont plutôt incapables de présenter leurs “résultats” de manière significative et utile pour la consommation politique, en supposant que les universitaires soient invités à la table en premier lieu », déclare en effet le professeur Williamson. L’art et la manière importent également, selon toute vraisemblance. Un peu sur le même plan, et bien qu’ayant un avis général pouvant sembler quelque peu différent, son confrère, Patrick Baert, professeur de sociologie à Cambridge et rédacteur en chef de l’International Journal of Politics, Culture and Society (Springer), explique que la sociologie peut également être utile à autre chose, si « servie » de manière convenable : « En général, il existe un lien étroit entre la recherche sociale et l’élaboration des politiques au Royaume-Uni. Nous disposons de différents groupes de réflexion qui s’appuient sur des méthodes sociologiques et conseillent les politiques. Si la recherche sociologique est correctement exécutée, elle peut permettre une élaboration de politiques fondées sur des données factuelles. Mais certains sociologues peuvent aussi écrire de manière accessible et essayer d’entrer en contact avec le grand public ; ils jouent le rôle d’intellectuels publics, faisant appel à leur expertise pour soulever certaines questions ou prendre position ». Voilà bien un conseil de bon ton !
Les sociologues ont la côte, en Corée du Sud !
Keunsik Jung, professeur émérite de sociologie à l’université de Séoul, nous démontre qu’être sociologue peut mener très loin, en politique : « Les diplômés en sociologie et les professeurs de sociologie sont actifs dans divers domaines et participent souvent à des décisions importantes concernant l’élaboration des politiques. Il existe de nombreux cas où des diplômés en sociologie ont été Premiers ministres, vice-premiers ministres, ministres ou maires ».
Cela peut sembler incroyable, mais ces propos sont indirectement confirmés par Chang Kyung-Sup, professeur distingué de sociologie à la même université de Séoul, qui affirme : « En Corée, la recherche sociologique a joué un rôle très central dans les sciences sociales. Le nombre d’étudiants et de professeurs est faible par rapport à l’économie et aux sciences politiques, mais d’un autre côté, les chercheurs ayant une formation en sociologie sont actifs dans divers domaines tels que l’anthropologie, la protection sociale, le journalisme, les études familiales, la santé publique, les études environnementales et l’administration publique ». Selon le professeur Kyung-Sup, dans le domaine social, les chercheurs en sociologie constituent le groupe le plus important dans les médias et les groupes civiques et jouent également un rôle clé dans divers domaines de politique sociale, dans les organisations gouvernementales et dans les instituts de recherche nationaux.
Qualitative ou quantitative ? Telle est la question…
Par contre, alors que « la Suède » (ou plutôt ses sociologues) se prévaut d’exceller dans la sociologie qualitative, Paolo S. H. Favero, Professeur à l’University d’Anvers, en Belgique, et membre de l’ISA (International Sociological Association), trouve pour sa part que c’est de sociologie qualitative qu’on devrait plutôt parler : « En Belgique, il y a trop peu d’endroits où étudier les sciences sociales particulièrement qualitatives. Et je crains qu’à l’exception des médias (débats télévisés, journaux et réseaux sociaux), les sociologues n’aient que peu d’influence sur les affaires publiques. Ils ne sont employés que lorsqu’ils sont capables de produire des preuves statistiques de phénomènes sociaux. Pourtant, ce n’est pas ce que feraient les chercheurs qualitatifs, davantage orientés vers la pensée critique ».
Ce sujet se ramifie de plus en plus, mais tout cela compte. Ces intervenants dévoilent les avenirs potentiels de la sociologie en Afrique… Une connaissance qui peut faire la différence, aujourd’hui, pour un lendemain meilleur pour les nations africaines et pour le bien-être de leurs peuples.