Partie 2/2 – Ouaga-Abidjan. Cette ligne ferroviaire construite en 50 ans, à partir de 1904, est au centre des relations qui se sont nouées entre deux pays enclavés, le Burkina Faso et le Mali, et leur accès à la mer, la Côte d’Ivoire. Aujourd’hui au centre du conflit ivoirien, l’« Express » continue de jouer son rôle de fil d’intégration entre les populations que tout rapproche mais que l’actualité oppose.
Par Guillaume Schneiter et Mathieu Loubet
« Bienvenus en Côte d’Ivoire ! »
Après notre arrêt à Bouaké, nous sommes impatients de voir les forces loyalistes, de les comparer à l’autre camp. Arrivés à la première ville, Dimbokro, l’autorité prend la forme d’un jeune commissaire, sérieux mais tout de même souriant, il nous accueille dans son bureau climatisé : «Est-ce que le voyage se passe bien ? –Très ! Comment trouve-t-on le pays? –Magnifique !» Nous sommes les bienvenus en Côte d’Ivoire. Il est réconfortant de voir, pour la réunification du pays, que le premier coup de tampon ne se donne que là. Le Nord n’a pas développé une administration alternative qui scellerait officiellement cette partition de fait. Si la souveraineté du Nord a pu servir d’argument de négociation, elle n’a d’ailleurs jamais été une revendication des Forces Nouvelles. Là dessus, tout le monde semble être d’accord, la Côte d’Ivoire est une et indivisible.
Il n’y a pas de tensions apparentes et les contrôles de douanes laissent peu de répit. En prenant un rapide Nescafé sur un bar en zinc, nous observons les militaires en repensant aux paroles d’un professeur de mathématiques rencontré à Bouaké: «Vous verrez ! Le monde est à l’envers ! Pourquoi «rebelles» ? Ce sont nos fils ! Les forces gouvernementales ? Alors quoi ? C’est qui ? C’est la peur, le racket …» Ici, ni peur ni racket, mais plus vraiment d’osmose. On ne se tape plus fortement dans la main, on ne rit plus aux éclats pour montrer à l’autre comme on l’apprécie, nous sommes pris dans des relations administratives épurées. Une fois repartis, le contact avec nos nouveaux « gardiens » n’est pas évident. Mais, ils ne résistent pas longtemps à nos propositions de bières et de cigarettes. Ils sont là pour sécuriser le train, éviter que des rebelles ne «s’infiltrent». D’après eux, ils ont des fichiers précis et les arrestations sont fréquentes. Néanmoins, pour l’instant, ils ne semblent pas pressés d’effectuer des contrôles. Après Dimbokro, le train entre au cœur de la zone forestière où sont produits le café et le cacao, les premières ressources du pays. La végétation est luxuriante et si la chaleur desserre son étau, l’air se fait plus moite et la chemise plus collante.
«Appel, appel, appel… téléphone climatisé… ! »
Depuis notre départ, à chaque gare, où plutôt partout où s’arrête le train, celui-ci est cerné par une horde de vendeurs. 2 fois par jour, 3 fois par semaine, la vie s’enclenche autour des rails. Quand le train arrive, on sent l’événement : déjà quelques centaines de mètres avant l’arrêt, les enfants accompagnent le train en gesticulant. Ils rejoignent les mamans stratégiquement installées, qui se lèvent bientôt d’un seul être, se vissent un plateau sur la tête et s’approchent des fenêtres du train en répétant inlassablement le nom du produit qu’elles proposent. On insiste pour vous nourrir et vous désaltérer, pour vous permettre de fumer ou découvrir le dernier chanteur à la mode, tout cela en échange d’une somme dérisoire. On insiste en implorant, parfois de façon presque vindicative, mais l’humour est toujours présent.
Les vendeurs deviennent plus loquaces à l’approche de la métropole, jusqu’à devenir de véritables bonimenteurs. Ainsi à chaque arrêt , depuis notre réveil en Côte d’Ivoire, des revendeurs de minutes de communication nous accueillent en brandissant leur téléphone. Dans la chaleur écrasante de cette fin d’après midi et au milieu de cette litanie qu’on n’entend plus, un enfant se distingue par une promesse de circonstance « appel appel appel…téléphone climatisé…unique au monde…téléphone climatisé…appel appel appel… ». Puis il y a ce vieil homme à la harangue plus sophistiquée, il provoque un attroupement en commençant par une sorte de prêche et finit par vendre avec succès, un médicament indien à l’emballage douteux. Il mène bien sa barque, avec des détails sans fins, des réponses à toutes les questions: « règle douloureuses ? Un cachet suffit pour la douleur, une boîte pour la guérison…non il ne soigne pas les blessures ouvertes, mais il élimine les calculs rénaux… deux boîtes…». Bref, un personnage digne de figurer dans les westerns épiques de Sergio Leone.
« En bas c’est la misère !»
Plus nous avançons, plus le voyage semble s’étirer , l’urbanisation grandissante rend les arrêts plus fréquents. Venant du Burkina et arrivant à Abidjan, le contraste est saisissant. Dès la banlieue, le spectacle des grandes autoroutes éclairées impressionne. Il est déjà 7h du soir. Après des successions d’usines et de lotissements, nous achevons d’effectuer un saut dans la modernité avec le quartier du Plateau et ses buildings étincelants. Devant nos commentaires dithyrambiques, un de nos voisins lâche « ce n’est que la partie émergée de l’iceberg ! En bas, c’est la misère ». Omar, ivoirien d’origine malienne, doctorant en droit des affaires à Nice, nous annonce un désenchantement certain pour le lendemain, quand le jour dévoilera la réalité: « Les immeubles du Plateau, qui pour vous représentent le développement, sont la preuve de son échec. Ce sont autant de cache-misère, d’illusions. »
Effectivement, la tension monte d’un cran en Gare d’Adjamé. Chaque militaire se lève en encourageant les autres. Tous sortent de leurs treillis une même corde tressée, large et courte, se finissant par une boule de nœud. Ils se mettent à regarder debout par les portes ouvertes, les jeunes en haillons qui courent et s’accrochent au train. Quand nous nous arrêtons, une foule indistincte de porteurs et de voleurs—la différence dépendant certainement de l’occasion—se forme devant les sorties. Les soldats menacent en descendant les marches, avant de se frayer un chemin à coup de corde. La foule s’écarte devant eux pour se refermer immédiatement derrière. On nous a prévenus de ne pas descendre à cette gare, les « touristes » doivent attendre le terminus de Treichville. Plutôt contents de profiter encore quelques instants de la sécurité du train qui s’éloigne de la cohue, nous prenons conscience, avec une excitation teintée d’appréhension, de ce voyage dans l’inconnue qui s’annonce. La locomotive klaxonne plusieurs fois pour indiquer le terminus, puis s’arrête définitivement dans un crissement métallique. Nous sommes attendus à la gare et nos deux amis font le vide autour de nous. Leurs « étrangers» sont là !
« Qui dit vous n’êtes pas infiltrés ? »
Les quelques jours à Abidjan sont animés par l’optimisme de ses habitants. Tous veulent donner la meilleure image possible de leur ville, derrière les plaisirs de la plage, de la fête et du «coupé décalé». Mais très vite ce miroir aux alouettes se craquelle. Un soir, dans le taxi qui nous ramène à l’hôtel, les sourires se figent à l’approche d’un barrage de police. Pour le chauffeur, c’est une routine qui continue d’effrayer. Demande de papiers, ouverture du coffre, vérification du triangle d’arrêt d’urgence, extincteur, trousse de premier secours, «y a aiguilles dans la trousse ?». À force de pinailler, la police a rendu les taxis abidjanais mieux équipés que la plupart de leurs homologues dans le monde. Après quelques minutes d’attente, qui soulignent l’autorité des uns et la soumission des autres, on en vient enfin au but premier, le petit billet «pour la sucrerie (pour acheter une boisson, ndlr)». Les passagers ne sont pas en reste : pour les noms à consonance dioulas (ethnie du nord du pays), si on ne déchire pas les papiers, on prend plus de temps, on fait mine de mieux regarder, on pose quelques questions. Tout est en règle, mais «qui dit vous n’êtes pas infiltrés ? – Un billet de 5000 peut-être?» lâche l’officier de police. Ces quelques accrocs ne nous empêchent pas de trouver notre séjour dans la capitale trop court. Le jour du départ, les journaux titrent sur une phrase de Charles Konan Banny, le Premier ministre du consensus : « le train de la paix ne déraillera pas». A l’instar de tous les Ivoiriens, on veut y croire.