Les découpes de poulets européens congelés importés en masse causent, depuis une dizaine d’années, de sérieux dégâts à la filière avicole en Afrique de l’Ouest. Plusieurs organisations européennes et africaines ont aujourd’hui décidé de se mobiliser contre cette situation, aux répercutions économiques, sociales et sanitaires très inquiétantes, en appelant les décideurs européens à réorienter leur politique agricole. La campagne de sensibilisation « Exportations de poulets : l’Europe plume l’Afrique » a officiellement été lancée ce mardi.
Par Barbara Vacher
L’importation massive de poulet européen terrasse l’économie de la filière en Afrique de l’Ouest. Une situation que vient aujourd’hui dénoncer la campagne intitulée « Exportations de poulets : l’Europe plume l’Afrique ». Elle a été officiellement lancée ce mardi à Paris. Cette initiative contribue à donner un écho plus large au lancement de la campagne africaine par l’Association Camerounaise de Défense des Intérêts Collectifs. C’est dans un contexte de négociations entre l’Union Européenne et les pays ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique) visant à instaurer d’ici 2008 des zones de libre-échange, qu’Agir Ici, le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), le Comité Français pour la Solidarité Internationale (CFSI) et le Groupe de recherche et d’échanges technologiques (Gret) ont décidé de partir en campagne. Ils interviennent pour conscientiser les acteurs européens sur l’impact de leurs exportations massives sur l’économie africaine, et de trouver à terme des solutions de régulation.
« Nous exportons la crise européenne en Afrique »
L’objectif est d’appeler les citoyens à saisir les décideurs européens impliqués dans les négociations commerciales afin qu’ils réorientent leur position, ceci en vue de parvenir à une meilleure régulation du marché et de la concurrence avicole. Sont concernés le ministre français du Commerce extérieur François Loos, le nouveau commissaire européen au commerce Peter Mendelson ainsi que la nouvelle commissaire européenne à l’agriculture, Marianne Fischer Boel. Plus généralement, cette action tend à promouvoir la « souveraineté alimentaire » de tous les pays. Pour ce faire, des pétitions seront lancées et relayées par le CCFD et le CFSI à l’occasion des journées AlimenTERRE (du 09 au 17 octobre) et Terre Solidaire (le 16 octobre) dans plusieurs villes de France. Conférences, débats, rendez-vous auprès d’entreprises agro-alimentaires et principaux acteurs économiques seront également organisés pour soutenir l’action impulsée mardi et qui devrait s’étendre jusqu’à février prochain.
Au Sénégal, le volume des importations de poulet congelé a été multiplié par dix en cinq ans : (1 137 tonnes importées en 1999 contre 11 950 tonnes en 2003). Au Cameroun, le volume est passé de 976 tonnes de volaille congelée en 1996, à 22 154 tonnes en 2003. Un phénomène qui trouve son origine dans l’adéquation de plusieurs facteurs. Tout d’abord, l’importation massive des poulets s’explique en partie par la crise que traverse actuellement le marché européen. « Nous sommes bien conscients de la crise agricole que traversent aujourd’hui les pays européens, mais nous exportons par ricochet cette crise dans les pays en développement pour faire des marges coûte que coûte. Ces marges restent pourtant marginales par rapport aux conséquences catastrophiques que subissent les pays africains », précise Catherine Gaudard du CCFD. Le secteur agricole européen fait effectivement face à de nombreuses difficultés : pertes d’emplois et délocalisations, baisses des marges brutes, concurrence sévère de pays émergents (Brésil et Thaïlande), sans rajouter les lourdes conséquences de la grippe aviaire. Les entreprises agro-alimentaires se trouvent dans une situation délicate qui les pousse toujours à exporter plus, une exportation européenne vers l’Afrique qui se chiffre aujourd’hui à plus de 9 millions de volailles.
Dumping européen sur le marché avicole
Excepté la traditionnelle récupération opérée par les industries fabricantes de produits alimentaires pour animaux, les découpes de volailles sont considérées sur le marché européen comme des sous-produits à la valeur marchande quasi-nulle. Ces découpes (ailes, croupions et pattes), non consommées par les Européens, trouvent des débouchés sur le marché des pays africains, où elles peuvent être facilement « dumpées », c’est-à-dire vendues à un coût inférieur à leur coût de production. Devant une telle braderie des prix (le produit est exporté vers l’Afrique à 0.5 euro le kg alors que le poulet africain est quant à lui vendu entre 1.80 et 2.40 euros), les petits agriculteurs locaux ferment boutique. D’après une analyse effectuée au Cameroun, sur 100 agriculteurs locaux réunis en 1996, seulement 8 d’entre eux poursuivaient encore leur activité agricole en 2002. Un effondrement économique qui ne concerne pas uniquement les agriculteurs, mais qui se répercute sur les nombreux emplois s’y rattachant (transporteurs, plumeurs).
Autre facteur de la menace économique qui pèse sur l’Afrique : la faiblesse des protections douanières. L’entrée de l’Afrique en 1995 dans les accords multilatéraux avec l’Organisation mondiale du commerce a aggravé l’érosion des protections douanières nécessaires à l’Afrique pour protéger son marché local. Cet accord sur l’agriculture signé par 123 pays, vise la suppression progressive de toutes les entraves au commerce (douanes, quotas, normes, …). Les négociations entamées entre l’UE et les pays ACP doivent déboucher sur la réciprocité du libre-échange notamment avec les pays de l’Union Economique et Monétaire ouest africaine (UEMOA[[<*>Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo]]. En janvier 2000, l’Union a divisé par trois les droits de douane sur les importations de volaille, ce qui ne permet aucune protection efficace, estiment les associations partenaires. Pour les initiateurs de cette campagne française, il faut tendre vers une régulation du droit pour que les pays puissent protéger leur marché par des barrières douanières, afin de développer la production des filières locales, dites « stratégiques ». « Il ne s’agit pas de défendre une certaine forme de protectionnisme, ni de rentrer dans une confrontation Nord/Sud, mais de proposer des outils de protection transparents », précisent-ils.
Risques sanitaires : A qui la faute ?
A côté des conséquences d’ordre économiques et sociales, l’importation de produits congelés engendre des risques sanitaires. Pour Bernard Njonga, directeur de l’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs ACDIC (Cameroun), la qualité des produits avant leur arrivée sur le territoire n’est pas maîtrisée car la traçabilité des produits importés est très difficile à garantir. Un avis que ne partage pas M.Hermelin, du Groupe de recherche et d’échanges technologiques (GRET), pour qui « la qualité des produits importés d’Europe n’est évidemment pas digne du Label rouge, mais les produits ne sont pas forcément impropres à la consommation en arrivant là-bas et proviennent des mêmes animaux que nous consommons en Europe ». Selon elle, le problème sanitaire semble surtout résulter de la situation locale des pays destinataires : manque d’équipements adaptés au climat des pays africains, investissements inexistants, contrôles sanitaires douteux à cause de la fraude locale élevée. Selon des témoignages, certains transits au Sénégal de la viande importée par la Gambie s’effectuent dans des cars non climatisés. Les commerçantes au détail sur les marchés vendent les produits à même le sol, situation courante sur le continent. Mais à la fin de la journée, si les stocks ne sont pas écoulés, les produits sont éventuellement recongelés pour être revendus le lendemain.
La menace de l’importation de masse à prix cassés n’est pas uniquement de provenance européenne et ne concerne pas seulement le marché avicole. Les riziculteurs locaux sont également menacés par la concurrence brésilienne (premier exportateur de volaille sur le continent africain derrière l’Europe et les Etats-Unis) thaïlandaise et chinoise. Le GRET, qui est actuellement en discussion dans le cadre d’un partenariat avec des ONG brésiliennes, précise que le cas du Brésil est encore plus complexe que celui des pays européens, car étant lui-même un PED, il est tenu d’exporter pour faire face à une dette importante.