L’ethno-colonialisme africain


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Carte d'Afrique

La résurgence du discours anticolonialiste, anti-impérialiste et de l’idéologie du panafricanisme dans les Etats africains en proie à des tensions intérieures, qui semblent relever d’une dynamique de transformations structurelles porteuses de l’avènement d’une nouvelle société, pose question.

L’anticolonialisme, l’anti-impérialisme, le panafricanisme, semblent être de plus en plus instrumentalisés. Ils apparaissent comme des idéologies de légitimation d’une classe dominante africaine endogène. Ils semblent servir à dissimuler une exploitation endogène africaine de classe et à en assurer la perpétuation. Ils semblent de plus en plus relever de la sphère des superstructures. L’anticolonialisme, l’anti-impérialisme, le panafricanisme, semblent être devenus une vision du monde et une philosophie relatives à une structure sociopolitique spécifique et originale qui s’est constituée en Afrique sur les décombres de la colonisation après les Indépendances. Quelle est cette structure de domination sociopolitique africaine spécifique qui semble s’inscrire elle aussi dans la continuité de la structure de domination économique et politique de type colonial ?

La colonisation désigne une action d’occupation et d’exploitation d’un pays par une réunion de personnes venant d’un pays étranger. Cette exploitation, par ces étrangers, qui s’arrogent une position dominante dans le pays occupé, s’effectue dans l’intérêt de leur pays d’origine ainsi qu’à leur propre profit. C’est ainsi que la Côte d’Ivoire, le Ghana, l’Angola, la Guinée équatoriale, la République démocratique du Congo et la Libye, par exemple, furent d’anciennes colonies de pays occidentaux, et que les colons nous apparaissent toujours, et surtout après les Indépendances formelles, comme étant des étrangers de race blanche qui exercent une domination sur les Africains et les autochtones dans tous les pays du tiers-monde. Toutefois, depuis les Indépendances, l’expérience d’une domination et d’une tutelle endogène en laquelle, dans les pays d’Afrique, un groupe ethnique d’autochtones s’approprie le pouvoir d’Etat et le gère comme le ferait une puissance occupante étrangère, nous oblige à revisiter le concept de colonisation. Peut-on parler d’une colonisation ethnique intérieure africaine ayant cours dans les Etats multiethniques hérités de la colonisation étrangère occidentale, en lesquels des communautés ethniques étrangères les unes aux autres furent regroupées de force ?

La société multiethnique peut, en effet, être considérée comme un espace et un territoire étranger pour les groupes ethniques particuliers qui ne s’y reconnaissent pas. Si l’on adopte ce point de vue, on peut y concevoir une dynamique de colonisation ethnique intérieure, inspirée de la colonisation occidentale étrangère et mettant aux prises les communautés ethniques en vue de la conquête du pouvoir d’Etat, condition de l’accès aux ressources, à la richesse et à la sécurité de l’existence. Dans cette perspective, un groupe ethnique s’approprie l’Etat, ses instruments et ses démembrements, et exploite le territoire pour son propre compte en dominant et en soumettant toutes les autres ethnies qui y résident.

Le principe de l’économie familiale au centre l’Etat

Nous désignons donc, par le concept d’ethno-colonialisme, la situation où une élite ethnique, originaire d’une seule région d’un Etat multiethnique hérité de la colonisation, prend possession du pouvoir d’Etat et de ses instruments pour son profit personnel au détriment des autres ethnies, et inscrit dans ses structures formelles, son principe familiale et patrimonial particulier en guise de contenu. Munis de l’arme de la connaissance et ayant bénéficié de l’éducation occidentale qui leur assure une certaine maîtrise de la modernité, les élites ethniques d’une même communauté, partent de leur région pour conquérir le pouvoir d’Etat. Ils vont habiter et exploiter à partir de la capitale, au profit exclusif des leurs, le territoire étranger que représente pour eux l’Etat multiethnique dont ils contestent l’existence. Ils vont s’approprier le pouvoir d’Etat au détriment des autres ethnies considérées comme des populations étrangères à soumettre, à dominer ou à exclure du territoire. Le recours au nationalisme ethnique et à l’ethnocentrisme, comme idéologie de légitimation, va fournir un contenu destiné à remplir les structures formelles de l’Etat postcolonial. On va alors redéfinir une souveraineté assise sur la pureté ethnique, sur les traditions, et les solidarités coutumières en guise de fondement d’une nouvelle légitimité.

Cet enracinement explique la gestion patrimoniale de l’Etat par une famille, un clan ou une ethnie, et la monopolisation subséquente de l’économie, des forces armées, du ministère de l’intérieur, du ministère des affaires étrangères, de la haute administration, et de la politique en son ensemble. Cette appropriation patrimoniale qui place au centre de l’Etat, le principe de l’économie familiale ainsi que celui, exclusif, de la satisfaction de l’intérêt particulier personnel des membres de l’élite de la société, est , parmi d’autres causes, l’une des explications du phénomène de la domination des Etats africains par les corporations et les entreprises commerciales et financières privées étrangères, dont les intérêts sont relayés moyennant des rentes par les élites ethniques et claniques dirigeantes. L’absence d’une société civile endogène, l’inexistence d’intérêts particuliers corporatifs locaux et d’une structure Etatique autochtone qui en incarne la synthèse dialectique dans un intérêt général, ouvre dans la république multiethnique formelle, un espace qui est occupé par l’alliance des intérêts particuliers du patrimonialisme familial et tribal avec les intérêts privées des firmes et des Etats étrangers. En résulte, nécessairement, un libéralisme corrompu, perverti en son essence par le développement débridé de l’intérêt particulier d’une minorité ethnique dominante dans le nouveau cadre juridique de la propriété privée, ou un totalitarisme ethnique fondé sur le règne d’une élite tribale.

C’est le lieu de souligner ici que le terme de colonialisme intérieur se justifie d’autant plus que, généralement, les bénéfices financiers de l’exploitation des ressources de l’Etat multiethnique ne sont pas redistribués à la totalité des membres de l’ethnie colonisatrice. Si la redistribution s’effectuait au profit de la totalité des membres de cette ethnie, cette appropriation ethnique de l’Etat pourrait se comprendre comme résultant de la méfiance atavique originaire que les populations nourrirent envers la structure étrangère agressive que représenta l’Etat colonial répressif et divisant. Le contrôle de l’Etat pourrait alors apparaître comme étant la médiation par laquelle une ethnie assure la sécurité et l’existence de sa communauté, dans le contexte de la concurrence et de la lutte pour le pouvoir dans les Etats multiethniques. On ne peut, non plus, parler de colonialisme ethnique intérieur lorsqu’une élite ethnique, associée à la totalité des autres élites ethniques dans le cadre du parti unique à l’intérieur de la communauté multiethnique, effectue une redistribution des richesses au profit de la société en son ensemble, et accomplit des réalisations et investissements d’intérêt public dans toutes les régions du territoire.

C’est le lieu de préciser que le concept de colonialisme ethnique intérieur désigne le cas spécifique d’une prise du pouvoir et d’une gestion patrimoniale de l’Etat multiethnique par une seule élite ethnique insouciante de l’intérêt général et du bien public, une oligarchie ethnique qui est tournée exclusivement vers elle-même et vers son bien être personnel au détriment de celui de l’ensemble de la communauté et de celui de sa propre ethnie d’origine. L’Etat ethnocentrique nationaliste ivoirien des années 2000 jusqu’à ce jour, illustre parfaitement ce cas. Une autre version du colonialisme intérieur africain est celui où le dirigeant politique ethnique pro-occidental entouré des membres de sa famille, de son clan et de sa tribu se fait, résolument, le relais des intérêts des firmes privées et des Etats occidentaux au détriment des intérêts de son propre Etat et de ceux des populations résidentes. Tels sont les cas tunisiens, gabonais, Togolais, camerounais, angolais et équato-guinéens par exemple.

Pillage des richesses

Dans sa version ethnocentrique nationaliste, comme dans sa version pro-occidentale, le colonialisme ethnique intérieur se caractérise par un pillage des richesses et des produits territoriaux qui se fait exclusivement au profit de la famille élargie des élites ethniques colonisatrices et de leurs clients. Il désigne une colonisation qui s’effectue à l’intérieur du corps social lui-même, une sorte de cancer résultant de l’hypertrophie d’egos coalisés dans la gestion patrimoniale du pouvoir d’Etat et saisis de ce fait par le vertige de la démesure et par la concupiscentia dominandi, l’hubris de la domination de la possession et de l’honneur. Le corps social se dévitalise alors de l’intérieur par l’action des pulsions de mort en provenance d’une de ses cellules et retournées sur le corps propre de la société. Il est soumis à un contrôle totalitaire exercé sur l’ensemble de ses organes qui sont placés sous le principe de la violence et de la mort. Les ressources sont gaspillées dans des dépenses ostentatoires qui doivent donner de la visibilité aux lieux du pouvoir et asseoir le prestige de ses détenteurs aux yeux des masses. Les capitaux sont transférés à l’Etranger et assurés dans des paradis fiscaux. On organise la pauvreté généralisée, gage de la soumission collective. Les ressources sont également pillées par les élites ethniques prédatrices au détriment de leur propre communauté d’origine qu’ils trompent en recourant à la loi coutumière de la solidarité ethnique imposant de prendre toujours parti pour les siens quoiqu’ils fassent. Ils prennent cependant le soin d’assurer cette solidarité ethnique par des prébendes judicieusement distribuées à des chefs coutumiers complices et à certaines clientèles tribales. Ainsi trompée et s’enorgueillissant d’avoir l’un des leurs, maître du pouvoir d’Etat, la communauté ethnique instrumentalisée est utilisée comme bétail électoral pendant les suffrages populaires dans l’Etat multiethnique, et comme clientèle politique dans le multipartisme africain.

Dans la version ethnocentrique nationaliste du colonialisme intérieur africain, le recours à la rhétorique anticolonialiste, au panafricanisme à la théorie du complot international en cas de contestation et de révolte populaire intérieure est un outil de dissimulation des raisons endogènes de la révolte, un instrument de diversion qui va justifier la répression de la révolte. En cas de conflit d’intérêt avec le monde occidental, il est un camouflage dont se servent les élites ethniques dirigeantes pour protéger et perpétuer leur domination coloniale autochtone en ralliant le soutien populaire contre l’adversaire occidental, plus fort militairement, qui leur dispute la domination du territoire. Sous le prétexte de la solidarité tiers-mondiste, de la défense de la souveraineté nationale, du panafricanisme, et de la lutte anticolonialiste, l’alliance avec les puissances orientales comme la Chine et la Russie, et le chantage exercé sur l’attribution des marchés publics et des concessions d’exploitation économiques est un artifice de protection de la colonisation ethnique intérieure. Le pédigrée de ces alliés stratégiques circonstanciels qui lorgnent avec gourmandise leur part du gâteau des ressources nationales témoigne d’une alliance qui n’est en rien motivée par le souci de la défense de la souveraineté nationale, ni par l’union sacrée des prolétaires du monde entier, encore moins par la philanthropie à l’égard des pays du tiers-monde.

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