Dans le ventre d’une hyène est un roman autobiographique de l’écrivain éthiopien Nega Mezlekia. En retraçant l’histoire de sa vie, depuis son enfance à Jijiga jusqu’à son émigration pour le Canada, c’est en parallèle toute la douloureuse histoire de l’Ethiopie qui nous est livrée avec génie.
Dans le ventre d’une hyène est une perle littéraire servie dans un brillant écrin. Et si la littérature éthiopienne est méconnue, lire Nega Mezlekia donne envie de s’y plonger à corps perdu. A travers le récit de sa propre enfance en Ethiopie, l’auteur trace toute l’Histoire du pays, tour à tour acteur ou observateur d’une période clé. Son coup de maître réside dans sa manière de lier les deux trajectoires avec un naturel déconcertant. Evocation aigre-douce d’une enfance choyée mais vécue dans la tourmente. Témoignage des grands bouleversements qu’a connus l’Ethiopie. Dans le ventre d’une hyène est un roman, un vrai.
Clivages ethniques
» En 1958 – année du paradoxe-, je suis né en Ethiopie, dans une ville chaude et poussiéreuse du nom de Jijiga « . Le récit s’ouvre sur l’enfance tranquille de Nega dans l’Ogaden éthiopien. Elevé suivant les codes moraux aristocratiques, il va à l’école où, comme bien des enfants de son âge, il se livre à quelques facéties. L’auteur raconte avec émotion l’insouciance de ce temps là. Rejeton espiègle choyé par sa mère qui lui inculquera les grands principes de son existence. Une mère pour laquelle l’amour et l’admiration suintent à travers les lignes.
Mais adolescent, Nega fait l’amer découverte d’un monde moins idyllique. Issu d’une famille chrétienne orthodoxe son oncle prêtre lui révèle que « l’auteur divin (…) écrit en amharique, tandis que le démon parle oromo « . Il prend alors conscience de la diversité des ethnies qui font l’Ethiopie et de la totale imperméabilité de l’une envers l’autre. » En vertu d’un accord mutuel, quoique tacite, Jijiga est une ville divisée. Le Nord est habité par des chrétiens, surtout des Amharas, et le sud, par des musulmans, principalement des Somalis. « .
C’est alors que Nega Mezlekia ouvre les yeux sur une Ethiopie fragmentée et ternie par les inégalités sociales qu’elle entretient. La vie de l’auteur bascule définitivement avec une découverte qui sera à l’origine des grands tourments de son existence mais aussi du pays : le système de propriété foncière avantage les Amharas aux détriments des autres tribus. Révolté, il décide d’organiser avec d’autres une manifestation sur le thème « la terre aux laboureurs ! » qui sera réprimée violemment, à la grande surprise de Nega qui se retrouve en prison.
Douloureuse histoire
» Dans les années 1960, mon intérêt pour la vie politique éthiopienne s’aviva progressivement. « , confie Nega Mezlekia, qui est un authentique magicien romanesque. C’est tout naturellement que ce qui jusque là n’était qu’une simple aventure personnelle glisse vers l’aventure collective de l’Ethiopie. A pas feutrés et à mots découverts, l’auteur nous transporte avec un humour incroyable et une ironie cinglante dans la grande et terrible histoire de son pays.
Bercé par les histoires de sa mère, Nega Mezlekia découvre avec stupeur le vrai visage de son pays. » Ce que j’appris fit voler mon monde en éclats « , confie-t-il sincèrement. Nega dresse alors le portrait politique de son pays sans jamais lasser. Récit à la fois vivant et terrible de la famine de 1972 qui provoqua la chute de l’empire de Haïlé Sélassié le 12 septembre 1974, et ce malgré sa tentative de dissimuler la crise. Puis de la terreur engrangée par la junte du colonel Mentsigu au pouvoir sous le prétexte de vouloir établir une révolution socialiste « à l’éthiopienne « . L’auteur raconte aussi l’épisode la guerre avec la Somalie qui, en 1977, part en guerre contre son voisin afin de récupérer l’Ogaden aux mains des Amahras impérialistes.
» L’emprisonnement et la torture étaient la norme, l’exécution jamais bien loin « , écrit Nega Mezlekia qui raconte l’horreur des régimes successifs, vulgaires et violents, qui ont « pavé la voie à la misère « . C’est alors que tous les registres se mêlent, le politique, l’économique, le culturel et le sociologique. Le livre devient une source incroyable d’informations sur l’Ethiopie et ses enjeux politiques. L’auteur dévoile les rouages qui ont mené ce pays à la faillite et aux grandes famines, dont celle de 1984, très médiatisée. Sans oublier de consigner son engagement dans les maquis somalis et sa lutte effrénée pour l’égalité et la liberté.
Conscience profonde
La métaphore des hyènes résume à elle seule la trame du livre. Au départ, la peur des hyènes qui sortent le soir pour attaquer est la seule chose qui entache l’enfance joyeuse de Nega. Mais au fil des pages, il semble que l’animal humain soit véritablement : » la seule bête à craindre dans la nature « . Le cri des hyènes disparaît au profit d’autres bruits plus angoissants. » A la place, on entendait des tirs dans les montagnes arides « , se souvient Nega Mezlekia.
» Lorsque le vrombissement du hachoir à viande se tut enfin, quelque 100 000 opposants politiques étaient passés de vie à trépas « . Happé par le récit, on se demande au final comment Nega Mezlekia a échappé à la mort après toutes les atrocités vécues mais relatées avec une pudeur dont on lui est reconnaissant. Aujourd’hui il vit au Canada où il a émigré en 1985 pour poursuivre des études d’agronomie entamées en Ethiopie et aux Pays Bas.
Mais la distance qui le sépare de son pays ne l’empêche pas de s’en soucier et de garder son sens critique : » j’aurais souhaité que le Canada et les autres nations occidentales se préoccupent davantage du bien-être de ceux qui vivaient dans des contrées lointaines « . Egalement très concerné par le climat international, il clôt son livre sur ces phrases terribles mais pleines de vérité « J’avais depuis longtemps compris que la situation de l’Ethiopie n’avait rien d’exceptionnel. A des degrés divers, elle avait été reproduite dans toute l’Afrique, et il en va de même encore aujourd’hui « .
Un grand auteur
Tour à tour écrivain, poète et observateur Nega Mezlekia signe avec Dans le ventre d’une hyène un véritable chef d’oeuvre. Le récit de la vie quotidienne de Nega et des siens est servi par une écriture imagée, fouillée et chaleureuse. Quant à la violence des événements qui ont secoué l’Ethiopie, elle est traduite avec une vivacité et une ironie exceptionnelles. Nega Mezlekia, sans oublier d’être drôle, est sans conteste un très grand auteur qui fait de la littérature une jouissance. En novembre 2000, il a reçu un prix canadien pour son livre en version anglaise Notes from the Hyena’s Belly. Juste consécration.
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