L comme Latina


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« L’Apprentissage » : L comme Latina. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre….

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

L

Latina

Pour Ignacy et Viola Sachs

Je suis arabe. Et je suis française. Mais si je devais partir sur une île déserte avec un seul disque, ce ne serait ni un disque de musique arabe, ni un disque de musique française. Ce serait mon album de musique brésilienne, que j’écoute avec le même bonheur depuis plus de vingt ans*.

L’Amérique latine parle à mon cœur, et le Brésil tout particulièrement, et si la musique est l’expression de l’âme, alors oui je me sens latino-américaine dans l’âme, bien plus qu’orientale ou française. Je me sens latine. Méditerranéenne. Andalouse. Grecque. Argentine. Brésilienne. Mexicaine. Italienne.

Dans la culture latino-américaine je sens toute la chaleur latine, le rire la vitalité les rapports si humains, qui sont de ma culture, et je sens aussi toute la liberté la modernité des rapports sociaux qui sont ceux d’Occident, et pour couronner le tout un sens de la fête unique au monde hérité de l’Afrique, et qui fait danser le monde entier.

L’Amérique latine, que je connais très peu pourtant, est comme le continent qui résume mon histoire et mon identité, et donc exprime le mieux ma sensibilité, méditerranéenne latine émigrante andalouse, du XX° siècle aussi, siècle où je suis née, et où cette Amérique-là est née aussi au monde entier.

Musique latino-américaine où je retrouve la joie de l’Afrique, continent le plus joyeux du monde, où le rire est règle de vie, Afrique qui semble avoir inventé non seulement le premier homme, mais ce qui distingue le plus notre race de la race animale: la musique et la danse, qui sont l’expression sous toutes les latitudes du bonheur de vivre, et de le vivre ensemble. C’est cette joie de vivre que je retrouve, ayant traversé les océans et les siècles, dans la musique du continent latino-américain qui ne voit pas tous les jours la vie en rose non plus mais continue, comme Mother Africa, de chanter de danser et de faire la fiesta malgré les dictatures les disparitions les bidonvilles l’exploitation et la faim parfois.

Dans la musique latino-américaine je trouve aussi l’Espagne l’Andalousie le flamenco la rumba dansés à Séville ou Grenade, je retrouve les complaintes les ay ay ay qui sont cousins des aman aman et des gémissements de mes bardes d’Orient, je retrouve aussi le jeu époustouflant et central des guitares et autres cordes, or les cordes, avec le luth, sont l’élément central de la musique arabe, luth qui n’est autre que la transcription phonétique de notre mauresque ‘oud, père de la guitare et autres cordes si typiquement latino-américaines.

Dans la musique latino-américaine je trouve aussi ce sentimentalisme que les Européens qui se disent cultivés appellent mièvrerie, et qui fait le succès planétaire d’un Julio Iglesias, latin lover cousin de nos Farid el Atrache ou Abd el Halim tout aussi enamourés, chansons d’amour si excessives si larmoyantes si désespérées, héritage des poésies d’amour-passion venues d’Arabie et passées en Occident via les troubadours, héritage chanté aujourd’hui en espagnol pour des centaines de millions de gens.

Mais de toutes ces musiques latino-américaines, celle que je préfère est la brésilienne, Brésil que je ne connais que par un seul mais intense voyage, mais où immédiatement et étonnamment je me suis sentie chez moi, en un lieu familier, en affinité totale avec les gens les lieux les ambiances les modes d’être de se parler de vivre. Le Brésil, mélange d’Afrique de Portugal voyageur et curieux, de Vieux continent avec son raffinement, d’âme indienne proche de la Nature et des vrais éléments, musique brésilienne qui porte en elle toute la vitalité et la joie de l’Afrique, exprimées par le rythme, qui porte en elle aussi toute la mélancolie, la nostalgie, douloureuse et délicieuse saudade des Portugais qui ont su exprimer en musique mieux que quiconque sans doute le balancement des âmes voyageuses, à la fois heureuses de vivre ici et tristes d’avoir perdu leur là-bas, dans la musique brésilienne je retrouve aussi le populaire accordéon apporté par les émigrants italiens autrichiens allemands ou gascons, européens en somme, j’entends le rythme des danses paysannes d’Europe des bourrées et des rondes endiablées dans ces musiques du Nordeste si peu noires à l’écoute, dans la musique brésilienne je trouve aussi le goût des mots de la poésie du langage qui est le plus grand cadeau que l’Europe moderne a fait au monde entier, sa passion pour l’écrit qui est pour moi passion pour l’expression, l’expression de soi par les mots, par la littérature, par la poésie, par la chanson, la liberté surtout de dire de chanter de crier de murmurer de dénoncer de sous-entendre aussi si on est bâillonné censuré surveillé, chantant tout ce que l’on désire, et c’est ce goût des paroles des mots que l’on assemble les uns aux autres comme on réalise une broderie, un motif artistique, qui a créé la chanson qui n’est pas seulement musique mais expression de soi, ce sont ces délicieuses paroles des chansons brésiliennes que je comprends un peu en polyglotte phénicienne, c’est à travers ces chansons-là le monde entier qui me parle, paroles et musiques.

Voilà pourquoi à Paris j’écoute souvent Radio Latina, je retrouve aussi dans la vitalité de la voix des animateurs la formidable énergie des gens de mes contrées, cette joie vitale cette force innée ce goût de vivre, cette manière de prendre la vie du bon côté qui a traversé les mers et les siècles et s’est épanouie aussi dans ces nouvelles contrées, je retrouve toute mon âme de fille métissée, multiculturelle à souhait, et si c’est dans le métissage que je me définis avant tout comment s’étonner que je me reconnaisse le plus dans le sous-continent le plus métissé du monde, continent de l’émigration du voyage de l’exil, et surtout de l’adaptation, de la fusion, et de tous les mélanges, du bonheur de vivre là, tous ensemble, tous semblables et tous si différents, unis par quoi, par la musique justement, que l’on soir noir, blanc, métissé, créole, indien, ou bien, comme la plupart, un mélange de tout cela à la fois.

« Brasil, um pais de todos », est la devise du Ministère de la culture dans ce pays (et dans quel autre pays voit-on un musicien devenir un ministre?), et cette devise, qui peut s’entendre de deux manières – un pays où l’on trouve tout, et un pays pour tous, me semble aujourd’hui, en cette aube du XXI° siècle, fille du sanglant siècle passé, la plus belle la plus forte la plus politique la plus engagée des devises nationales, tout aussi révolutionnaire que le fut en son temps l’explosif « Liberté Egalité Fraternité ». Car ce ne sont plus les riches et les pauvres les manants et les seigneurs qui s’opposent aujourd’hui et doivent apprendre à se respecter et à coexister, ce sont toutes les races du monde tous les peuples toutes les croyances toutes les religions toutes les superstitions tous les mode de vie tous les choix de pensée, et c’est cette déclaration de foi éminemment contemporaine que cette formule incarne, et dans laquelle moi fille d’émigrants d’Orient en Occident, qui le Brésil à peine plus que vous connais, totalement je me reconnais.

Identité: qu’est-ce que l’identité?
Moi je suis latino-américaine, brésilienne dans mon coeur, si je le veux, puisque je le sens.

* Vinicius de Moraes. Con Maria Creuza, Maria Bethania y Toquino, Cardener, Barcelone.

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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