« L’Apprentissage » : L comme Là-bas. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre….
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
L
Là-bas
Retour abécédaire
Ici. Là-bas. L’émigrant balance toujours entre ces deux pôles de sa vie. Sa vie d’avant. Sa vie d’aujourd’hui. Le pays ses parents. Le pays de ses enfants. Le lieu qu’il a quitté. Le lieu qu’il a choisi.
Quand on me demande de m’identifier, et bien que je vive en France depuis l’enfance, et que j’en aie le passeport et la nationalité, je réponds que je suis Libanaise. Je me sens Libanaise de cœur et Française d’esprit, comme un Marseillais se sent marseillais et français, un Breton, breton et français. C’est un ancrage en soi. Qui n’empêche pas le lien avec les autres.
Je vis en France depuis plus de 30 ans mais le Liban vit toujours dans mon cœur. Comme l’Egypte où est né et a vécu mon père pendant 40 ans de sa vie vit toujours dans son cœur, plus: le fait vivre chaque jour toujours aujourd’hui, où Alexandrie à tout propos dans la conversation – à Alexandrie nous mangions ceci, à Alexandrie nous chantions cela – revient quand il converse. Pour d’autres, ce sera: en Algérie ceci, au Maroc cela…
« J’ai deux amours », chantait Joséphine Baker, » mon pays et Paris ». C’est facile à chanter, ce n’est pas facile à vivre, cette dualité, cette double appartenance. L’émigrant ne peut échapper au sentiment, plus ou moins puissant selon chacun, de trahir son camp. Il a quitté un pays où sont restés ses vieux parents, qui avaient peut-être besoin de lui, il a quitté les membres de sa famille, ses amis. Il a quitté un pays en guerre, où d’autres risquent encore leur vie, comme le Liban des années 80 ou l’Algérie des années 90. Il a quitté un pays qui depuis son départ a sombré de plus en plus dans le sous-développement et la pauvreté. Il a quitté un pays où il est aujourd’hui difficile de gagner sa vie. Quand il revient, il revient en homme riche, en nanti, à la fois envié et maltraité: dans les journaux marocains, chaque été, les chroniques sur le sort réservé aux Marocains résidant à l’étranger – baptisés MRE tellement on en parle – emplissent les journaux: comment ne pas les brusquer à la douane, comment bien les accueillir,…
Quand il rentre dans son pays d’origine, pour un été, un mariage, ou des funérailles, l’émigrant ne peut s’empêcher de se sentir un peu étranger. Non pas tant à cause de ce regard particulier que les gens du pays portent par exemple aux propriétaires de voitures immatriculées en Europe; la réflexion des vieilles tantes quant au fait que vos enfants ne parlent pas la langue du pays, ou qu’ils la parlent mal; les remarques d’un grand oncle sur la tenue un peu courte de votre adolescente de fille, et pourquoi se balade-t-elle toute la journée avec cette musique dans les oreilles, etc. Il y a donc parfois, à l’intérieur de soi, le sentiment qu’avec toutes ces années ailleurs, on a changé, on est, oui, devenu un peu étranger à sa propre culture, à son propre pays.
Pendant longtemps, comme des milliers d’entre nous j’imagine, j’ai vécu cette dualité d’appartenance comme un conflit. Ni tout à fait d’ici ni tout à fait de là. Ni tout fait ici ni tout à fait là. Aujourd’hui, comme tant d’autres, j’ai cessé de me poser la question en termes d’opposition: de me sentir plus Libanaise, vais-je me sentir moins Française? J’ai compris que les identités ne sont pas des vases communicants – si on aime plus son pays d’origine, on aimera moins son pays d’accueil – mais au contraire s’additionnent, comme quand on a des enfants: d’en avoir deux, ou trois, ou plus, on n’en aime pas moins chacun entièrement, pleinement, et même: sans doute aime-t-on mieux ses enfants quand on en a plusieurs, car alors on réalise ce que chacun a d’unique et que l’autre n’a pas, ce que chacun vous donne que l’autre ne vous donne pas.
Alors voilà, moi si vous me posez la question je vous réponds: je suis Libanaise, je vis en France depuis l’enfance, j’adore mon pays le Liban qui est pour moi le plus beau pays du monde j’adore mon peuple les Libanais qui sont pour moi les gens les plus chaleureux les plus accueillants les plus hospitaliers les plus fêtards les plus plus plus du monde (et notez que, si j’avais été, par exemple, grecque, marocaine, ou algérienne, vous pourriez remplacer le mot « Liban » dans la phrase qui précède par le mot « Grèce », « Maroc », ou « Algérie »).
Et j’aime la France (là, notez que je n’ai pas dit: j’adore – mais je pourrais vous dire: j’adore la Provence, ou j’adore Marseille, ou j’adore les cafés en terrasse de toutes les villes de France, où j’adore les bals en plein air en France et l’ambiance des festivals d’été, ou j’adore l’homme qui m’aime et qui est Français de France).
La passion pour un pays natal, d’autres que moi l’ont mieux exprimée, à commencer par des Français: Maupassant écrivant sur sa Normandie natale, par exemple. Et c’est parce que j’aime mon pays natal, le Liban, que je comprends pleinement ce poème qui est l’un des plus célèbres de la poésie française, et l’une des plus belles odes à une terre natale :
Les regrets
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage
Ou comme celui-là qui conquit la Toison,
Et puis est retourné plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge!
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province et beaucoup davantage?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine.
Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
Joachim du Bellay (1522-1560)
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