L’artiste algérienne Baya qui a inspiré Picasso enchante Marseille


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Baya femmes en leur jardin
Baya femmes en leur jardin

En ce début 2025, le Musée Cantini de Marseille met à l’honneur l’artiste algérienne Baya avec une exposition exceptionnelle. La ville vient d’acquérir une céramique et accueille 28 autres œuvres en prêt longue durée, confirmant la renaissance de l’intérêt pour cette artiste majeure qui aurait inspiré Pablo Picasso lui-même.

Baya, de son vrai nom Fatma Haddad, puis Baya Mahieddine après son mariage, est une figure emblématique de l’art algérien du XXe siècle. Son rayonnement a traversé les frontières pour toucher le monde entier. Son œuvre, caractérisée par une explosion de couleurs vibrantes et une iconographie foisonnante, captive les amateurs d’art et les institutions culturelles, comme en témoigne l’exposition qui se tient actuellement au Musée Cantini de Marseille jusqu’à fin avril 2025.

Un lien historique entre Marseille et l’Algérie

Après une première exposition en 2023, la Ville de Marseille renouvelle son attachement à l’œuvre de Baya en lui consacrant deux salles entières au prestigieux Musée Cantini. Cette nouvelle présentation s’articule autour d’une trentaine de peintures et céramiques, dont une récemment acquise par la municipalité, complétée par vingt-huit œuvres prêtées pour une longue durée par des collectionneurs privés.

Cette initiative s’inscrit dans une politique culturelle ambitieuse de la ville, qui consacre près de 600 000 euros par an à l’acquisition d’œuvres d’art, l’un des budgets les plus importants de France pour une collectivité territoriale. Comme le souligne Benoît Payan, maire de Marseille : « Baya, c’est l’histoire d’un génie. Beaucoup d’historiens de l’art pensent que Baya va influencer Picasso. Après sa rencontre avec Baya, les céramiques de Picasso vont évoluer. (…) Baya, c’est un génie universel qui ne cesse de nous étonner  »

Cette exposition met notamment en lumière la période où Baya et Picasso ont travaillé côte à côte à Vallauris durant l’été 1948, dans deux ateliers adjacents; Une rencontre qui aurait profondément marqué le maître espagnol et influencé son approche de la céramique.

Les racines d’un talent exceptionnel

Née le 12 décembre 1931 à Bordj El Kiffan (anciennement Fort-de-l’Eau), dans la banlieue d’Alger, Baya connaît une enfance marquée par la douleur et la résilience. Orpheline dès l’âge de cinq ans, elle est recueillie par sa grand-mère avant d’être adoptée par Marguerite Camina Benhoura, une intellectuelle française passionnée d’art et de culture algérienne. C’est dans cet environnement privilégié, empreint de bienveillance et d’ouverture culturelle, que son talent artistique éclot de façon précoce et spontanée.

Sans aucune formation académique, guidée uniquement par son instinct créatif et sa sensibilité exacerbée, la jeune Baya commence à modeler des figurines en argile et à peindre des gouaches aux couleurs éclatantes. Son art, d’une fraîcheur et d’une authenticité rares, témoigne d’une imagination débordante et d’une vision intérieure intense. Ses créations, à la fois naïves et profondément sophistiquées, attirent rapidement l’attention des connaisseurs.

La découverte par le monde de l’art

Le destin de Baya prend un tournant décisif lorsqu’elle est remarquée par l’éminent artiste et ethnologue français, Jean Dubuffet, l’un des fondateurs du mouvement de l’Art Brut. Ce dernier, fasciné par l’originalité de son œuvre, fait connaître son travail à André Breton, figure de proue du surréalisme. Émerveillé par ce talent brut, Breton voit en Baya l’incarnation même de la création pure, libérée des conventions esthétiques occidentales.

En 1947, alors qu’elle n’a que seize ans, Baya est propulsée sur la scène artistique internationale grâce à Aimé Maeght, célèbre galeriste et éditeur d’art. Sa première exposition à la prestigieuse Galerie Maeght à Paris est un véritable triomphe. Les critiques saluent unanimement l’émergence d’une artiste hors du commun, dont l’univers pictural, à la fois étrange et envoûtant, ne ressemble à aucun autre. André Breton signe la préface du catalogue, la consacrant comme une « reine » de l’art moderne, et lui dédie un poème intitulé « Baya ».

Un langage pictural unique

L’univers artistique de Baya se caractérise par une richesse visuelle éblouissante et une composition singulière. Ses œuvres, souvent de grand format, sont peuplées de figures féminines hiératiques aux silhouettes majestueuses, entourées d’une profusion d’oiseaux multicolores, de poissons fantastiques, et de motifs végétaux luxuriants. La palette chromatique, dominée par des bleus intenses, des verts émeraude, des rouges flamboyants et des jaunes éclatants, confère à ses compositions une luminosité et une vitalité extraordinaires.

Si son art puise incontestablement dans les traditions visuelles berbères et arabes – notamment dans les motifs décoratifs des tapis, des céramiques et des bijoux traditionnels – il transcende largement ce cadre culturel pour atteindre une dimension universelle. Baya crée un monde parallèle, à mi-chemin entre le rêve et la réalité, où règnent l’harmonie et la beauté. Ses femmes, toujours représentées frontalement, au visage ovale et aux grands yeux en amande, semblent être les gardiennes d’un savoir ancestral et les détentrices d’une sagesse intemporelle.

L’absence de perspective classique, la bidimensionnalité des figures, et l’usage de motifs répétitifs créent une tension visuelle captivante, qui évoque à la fois l’art islamique traditionnel et certaines tendances de l’art moderne occidental. Cette synthèse unique entre différentes traditions artistiques fait de Baya une artiste transculturelle, capable de parler un langage plastique universel tout en restant profondément ancrée dans sa culture d’origine.

L’épisode marquant avec Picasso à Vallauris

L’un des épisodes les plus fascinants de la carrière de Baya est sans doute sa rencontre avec Pablo Picasso à Vallauris durant l’été 1948. Invitée par Suzanne et Georges Ramié, fondateurs de l’atelier Madoura, Baya travaille dans un atelier adjacent à celui du maître espagnol. Cette proximité aurait, selon de nombreux historiens de l’art, profondément influencé Picasso, qui s’initie alors à la céramique.

Les œuvres céramiques que Picasso réalise après cette rencontre témoignent d’un changement notable dans son approche : introduction de motifs organiques foisonnants, usage de couleurs plus vives, et présence de figures féminines stylisées qui rappellent étrangement l’univers de la jeune artiste algérienne. Cet échange artistique, longtemps passé sous silence, est aujourd’hui réévalué et mis en lumière par l’exposition du Musée Cantini, qui souligne l’importance de Baya dans l’histoire de l’art moderne.

Une vie entre création et tradition

La trajectoire personnelle et artistique de Baya n’est pas linéaire. En 1953, à l’âge de 22 ans, elle épouse le musicien El Hadj Mahfoud Mahieddine, compositeur et interprète renommé de musique andalouse. Suivant les traditions de l’époque, elle met sa carrière artistique entre parenthèses pour se consacrer à sa vie familiale et à l’éducation de ses six enfants. Cette période de retrait, qui dure près d’une décennie, correspond également à une époque charnière pour l’Algérie, marquée par la guerre d’indépendance (1954-1962).

Ce n’est qu’au début des années 1960, après la mort de son mari et dans le contexte d’une Algérie nouvellement indépendante, que Baya renoue avec la création artistique. Son retour à la peinture coïncide avec une période d’affirmation culturelle nationale, où l’art est perçu comme un vecteur d’identité et de fierté retrouvées. Sa peinture, tout en conservant ses caractéristiques essentielles, s’enrichit de nouvelles thématiques et d’une maturité expressive accrue. Les figures féminines, omniprésentes dans son œuvre, incarnent désormais une vision émancipée et dignifiée de la femme algérienne, entre tradition et modernité.

Reconnaissance et consécration

Les décennies 1970 et 1980 marquent la consécration définitive de Baya sur la scène artistique internationale. Ses œuvres sont exposées dans les galeries et les musées les plus prestigieux, de Paris à New York, de Tokyo à Alger. En Algérie, elle est célébrée comme un trésor national, une artiste qui a su porter haut les couleurs du pays sur la scène mondiale, bien avant l’indépendance.

Le Musée National des Beaux-Arts d’Alger lui consacre en 1982 une importante rétrospective, qui confirme son statut d’artiste majeure. En France, son œuvre est régulièrement exposée, notamment au Centre Georges Pompidou et au Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie. Aux États-Unis, elle fait partie de plusieurs expositions collectives dédiées à l’art africain contemporain.

Malgré cette reconnaissance internationale, Baya reste une artiste discrète, éloignée des mondanités et profondément attachée à ses racines. Vivant modestement dans la banlieue d’Alger, elle continue à peindre quotidiennement. Ainsi elle reste fidèle à son style et à ses thèmes de prédilection. Sa création, loin d’être figée, évolue subtilement, s’enrichissant de nouvelles explorations chromatiques et compositionnelles, tout en maintenant une cohérence remarquable.

Un héritage qui rayonne

Le 11 novembre 1998, Baya s’éteint à Blida, en Algérie, laissant derrière elle un corpus d’œuvres considérable et un héritage artistique inestimable. Son influence se fait sentir dans les dynamiques artistiques transnationales qui explorent les questions d’identité, de genre et de dialogue interculturel.

Depuis son décès, l’intérêt pour son œuvre n’a cessé de croître. En 2017-2018, le Grey Art Gallery de New York University lui a consacré une importante exposition, « Baya: Woman of Algiers », qui a donné un nouveau souffle à sa reconnaissance internationale. En 2021-2022, le MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) à Marseille a présenté une rétrospective majeure intitulée « Baya, femme algérienne ». Et maintenant, en 2025, c’est au tour du Musée Cantini de Marseille de célébrer son génie artistique, confirmant la place centrale qu’occupe désormais Baya dans le panthéon des grands artistes du XXe siècle.

Cette succession d’expositions montre bien que l’œuvre de Baya continue de fasciner et d’inspirer. Sa peinture, qui semblait si singulière et marginale à ses débuts, apparaît aujourd’hui comme une contribution majeure à l’art moderne, un exemple parfait de ce que l’historien de l’art Jean-Hubert Martin appelle « une autre modernité », développée en dehors des circuits dominants de l’art occidental.

Baya aujourd’hui : une icône culturelle au cœur des enjeux contemporains

L’exposition actuelle au Musée Cantini témoigne également de l’engagement de la Ville de Marseille pour valoriser les liens culturels méditerranéens, faisant de la cité phocéenne un carrefour d’échanges et de dialogue entre les rives nord et sud de la Méditerranée.

La présentation de ces œuvres de Baya à Marseille en 2025 propose une autre lecture de l’histoire partagée entre les deux pays, à travers le prisme d’une artiste qui a su transcender les clivages politiques et culturels pour créer un art universel.

En Algérie, Baya est vénérée comme une icône nationale, symbole d’un patrimoine culturel riche et d’une créativité féminine qui a su s’imposer malgré les obstacles. Des écoles, des rues et des centres culturels portent son nom, perpétuant son souvenir auprès des nouvelles générations. Ses œuvres sont reproduites dans les manuels scolaires, familiarisant les enfants algériens avec son univers coloré et poétique.

L’exposition actuelle au Musée Cantini nous rappelle que l’art authentique est sans frontières et que les véritables révolutions esthétiques peuvent naître en dehors des centres établis. Dans un monde souvent désenchanté, l’art de Baya nous rappelle que la beauté et la poésie sont des forces vitales essentielles à notre humanité.

Zainab Musa
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Zainab Musa est une journaliste collaborant avec afrik.com, spécialisée dans l'actualité politique, économique et sociale du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. À travers ses enquêtes approfondies et ses analyses percutantes, elle met en lumière des sujets sensibles tels que la corruption, les tensions géopolitiques, les enjeux environnementaux et les défis de la transition énergétique. Ses articles traitent également des évolutions sociétales et culturelles, notamment à travers des reportages sur les figures influentes du Maroc et de l’Algérie. Son approche rigoureuse et son regard critique font d’elle une voix incontournable du journalisme africain francophone.
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