L’apprentissage de Nadia Khouri-Dagher


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La journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier son dernier ouvrage, L’apprentissage, sur Internet. L’originalité littéraire ne s’arrête pas là puisque l’oeuvre égraine, dans un abécédaire de 100 mots, la manière dont la France adopte ses enfants de migrants. Un livre qui raconte avec humour et sensibilité: « comment devient-on Français? » Pourquoi avoir choisi l’Internet comme médium de communication, pourquoi de choix d’écriture, pourquoi ce thème. Explications intéressantes de l’intéressée.

Afrik.com : Pourquoi avoir choisi de publier votre livre sur Internet ?

Nadia Khouri-Dagher :
Pour pouvoir partager ce livre avec le plus grand nombre. Le livre va être en librairie à l’automne, mais tout le monde n’a pas forcément les 10 euros pour se l’acheter, surtout les lecteurs qui vivent en Algérie, en Tunisie, au Maroc, au Liban, en Afrique – et dans d’autres pays d’émigrations vers la France ou ailleurs – qui peuvent se sentir interpellés par le livre, et qui n’ont pas forcément, ni cette somme, parfois énorme convertie en monnaie locale, ni une librairie française à côté de chez eux. J’ai notamment pensé aux étudiants, qui n’ont pas d’argent, mais qui sont désormais souvent très familiers d’Internet, à travers les cybercafés qui ont poussé un peu partout. Et puis, les familles de migrants ont toujours de la famille un peu partout, et j’ai pensé à mes cousins et à ma famille du Brésil, d’Australie, d’Egypte – et bien sûr du Liban, mon pays d’origine – qui doivent aussi pouvoir lire le livre, qui est finalement un hommage aux migrants!

Afrik.com : Ne craignez-vous pas faire de la concurrence au livre papier qui va sortir?

Nadia Khouri-Dagher :
Internet a souvent été décrit comme une « gigantesque bibliothèque ». En France, où je vis en ce moment, on a la chance d’avoir des bibliothèques publiques, dans chaque ville, chaque arrondissement de grande ville, où l’accès au livre est gratuit. Et les éditeurs ou libraires ne protestent pas en disant que ça fait concurrence à la vente de livres! Au contraire: quand on peut avoir accès à un livre, l’emprunter, le lire, ça permet de le découvrir, et, pourquoi pas, de l’acheter – ou d’en acheter d’autres. Et dans de nombreux pays du Sud, on n’a pas de bibliothèque publique à côté de chez soi: Internet jouera ce rôle!

Afrik.com : Pourquoi avoir choisi la structure d’un abécédaire?

Nadia Khouri-Dagher :
Parce que je ne sais pas écrire de livre ! Je ne sais qu’écrire de courts textes – je suis journaliste – et tous mes livres sont basés sur ce schéma d’addition de textes, que je structure ensuite en fonction du livre final : par thème, par chronologie, etc. Pour ce livre-ci, j’ai choisi un abécédaire parce que c’est un livre qui peut se lire dans tous les sens, qu’il n’y a pas d’ordre, on peut commencer par le texte « Parler » ou « Danser » ou « Cuisine »… selon ses centres d’intérêt!

Afrik.com : Pourquoi ce titre: « L’Apprentissage »?

Nadia Khouri-Dagher :
Il y a un sous-titre! « 100 mots pour dire comment la France adopte ses migrants » ou « Itinéraire en France d’une enfant d’émigrants d’Orient » . Ceci pour le rendre plus explicite. Pourquoi L’Apprentissage? Parce que quand vous êtes étranger et que vous débarquez pour vivre dans un autre pays, vous devez apprendre tout un mode de vie qui est radicalement différent du vôtre. Pour prendre les migrants en France, même si vous êtes parfaitement francophone, que vous baignez dans la culture française dans votre pays, il y a une foule de choses que vous devrez apprendre une fois arrivé(e) pour vivre ici: apprendre à parler comme les Français, c’est-à-dire d’abord perdre votre accent, mais surtout: apprendre à dire » faut pas charrier », « t’as vu le mec, là? » « on va pas en faire une pendule! ». Bref apprendre toutes ces expressions idiomatiques, qui sont le parler populaire de France. Et même si on ne parle pas argot, il faut le comprendre, et il est très loin de notre français parlé à l’étranger, beaucoup plus littéraire. Il faut également apprendre à manger : les anthropologues occidentaux sont partis, pendant des siècles, en Afrique, au Moyen-Orient, pour étudier les « us et coutumes » des « locaux ». Mais les Français aussi ont leurs « us et coutumes! » et leurs « rites »! Prendre l’apéro; se faire la bise pour se saluer; se laver dans une baignoire (chez nous l’eau est rare, on prend des douches), s’offrir du muguet le 1er mai; etc… En fait, tout ce qu’on fait: manger, dormir, saluer, danser, est différent. Et c’est par ces subtilités qu’on reconnaît l’étranger; et qu’on finit par « devenir » Français!

Afrik.com : Vous décrivez votre ouvrage comme les « Lettres persanes du XXI° siècle »…

Nadia Khouri-Dagher :
En fait, j’ai d’abord été économiste/anthropologue, chercheur pendant une dizaine d’années, avant de choisir le journalisme. Et j’ai voulu renverser le regard : là, c’est une anthropologue orientale qui « observe » la France et les modes de vie des Français, et qui les commente. Mais comme je suis aussi devenue Française, c’est un regard plein d’affection, parfois d’admiration, même s’il est, parfois, emprunt d’ironie – voire de critique. Mais c’est comme quand vous avez un ami: vous connaissez ses qualités, et ses défauts, et c’est votre ami quand même. Flaubert a dit: « on n’aime pas à cause des qualités, mais malgré les défauts ». C’est valable pour les gens; c’est valables pour les pays, pour les cultures qu’on rencontre. Je porte sur la France un regard familier en somme, et, surtout: égalitaire. Je ne considère pas la France ou la culture française comme « supérieure » à ma culture d’origine. Ni inférieure. Je crois que c’est la grande leçon de notre génération, nés après l’époque coloniale: nous voyons nos cultures comme égales, Nord et Sud. Et c’est, finalement, le message de ce livre.

Afrik.com : Maintenant que le livre est en ligne, qu’en attendez-vous?

Nadia Khouri-Dagher :
Qu’il soit lu! Que des lecteurs se reconnaissent dans tel passage, telle expérience décrite. On écrit toujours pour les autres, en fait pour moi un livre a la même fonction qu’un article de journal: partager une information avec le plus grand nombre. Et même si, pour ce livre, j’ai été obligée de parler de mon vécu, c’est uniquement parce que cette partie de vécu, d’intime, de « comment un enfant d’émigrants étrangers devient Français dans sa tête, qu’est-ce qu’il pense de la France, comment il perçoit son identité? » renvoie à des questions qui ont cruellement interpellé bien des gens quand les émeutes ont éclaté dans les banlieues en novembre 2005. Et bien il me semblait que la seule manière d’y répondre, était par l’intime. Finalement, on parle beaucoup « des » enfants d’émigrants, mais on ne leur donne pas souvent la parole. Sauf ceux qui ont réussi à « créer leur boîte » et à se faire beaucoup d’argent, comme si c’était ça la logique de l’émigration en Occident ! Au contraire, pour moi, la logique de l’émigration, du dialogue des cultures, est dans la compréhension qu’émigrer, c’est s’enrichir d’une autre culture, c’est pouvoir mieux comprendre la culture de l’Autre, donc la sienne aussi, donc être plus critique, par rapport à cette société-ci, et par rapport à celle-là.

Afrik.com : Dans une période où l’on parle beaucoup de racisme en France, quel est votre regard sur cette analyse de la société française ?

Nadia Khouri-Dagher :
Ce que je dis aussi dans ce livre, c’est que la France est pour moi l’un des pays les plus ouverts aux cultures du monde, et les Français sont pour moi parmi les peuples les plus ouverts et les plus curieux des cultures des autres. Les musiques du monde représentent 60% de la programmation des festivals; la littérature étrangère représente une part importante des livres vendus, alors que dans d’autres pays on ne traduit presque rien, ou sinon que des anglo-saxons. Des millions de Français ont vécu, ou sont issus de familles ayant vécu, en Algérie, Maroc, Tunisie, Afrique, Asie. L’effet positif de la colonisation, moi je le vois là : dans cette ouverture des Français au reste du monde, même si les médias préfèrent nous parler de racisme et de discrimination. Vous savez, quand on fait une enquête en sciences sociales sur le terrain, on analyse ce que les gens font, pas ce qu’ils disent. Et puis ma devise, en journalisme, en écriture, comme dans la vie, est cette phrase du Dalaï-Lama : « Certains regardent la vase au fond de l’étang; d’autres contemplent la fleur de lotus à la surface de l’eau; il s’agit d’un choix ». D’où mon regard positif sur l’intégration en France: si on veut bien prendre la peine de regarder la fleur, au lieu de la vase…

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Propos recueillis par David Cadasse

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