Le « Petit Montparnasse » à Paris crée une pièce très actuelle de Jean-Marie Besset, « les Grecs », féroce satire des conformismes de la société contemporaine, que vient transpercer soudain le regard franc d’Osman, jeune Algérien joué par Salim Kechiouche.
La pièce est belle, intelligente, judicieuse dans sa progression, et les acteurs sont immédiatement à la hauteur de cette dérision suprême qu’exige d’eux Jean-Marie Besset : jouer la lucidité avec détachement, jouer avec foi cette farce dont personne n’est dupe, qui forme le conformisme confortable des intellectuels de gauche.
Fin de dîner, fin de partie
L’action commence à la fin d’un dîner, au moment où une vague ébriété effiloche les raisonnements et donne soudain du champ à l’expression de ce qui devrait être tu. Les protagonistes sont d’abord trois : Léna, Henri forment un jeune couple de privilégiés, baignant dans le milieu culturel parisien, leurs enfants dorment à l’étage, ils reçoivent ce soir-là un vieil ami de Léna, Alain. Ils ont été amants à la fin de leurs études, c’est une histoire ancienne, d’autant plus qu’Alain, désormais, préfère les hommes.
Léna règne, impériale, sur le trio : son mari amoureux, son ancien amant, intellectuellement son complice. Elle se complaît à l’évocation de leur voyage en Grèce, de leurs fouilles communes, de leurs exaltations partagées… Admirablement interprétée par une grande actrice, Marianne Basler, Léna jouit pleinement de sa position centrale, dominant la conversation, supérieure entre ses deux hommes successifs.
Mais insensiblement, par touches légères, par degrés progressifs, l’ordre apparent se désagrège. La façade sociale, l’illusoire amitié, la familiarité jouée, toute cette comédie se révèle pour ce qu’elle est : factice. Tout d’un coup le cothurne grec ne leur va plus, les personnages boîtent, ils se retrouvent nu-pied, leurs discours abandonnent toutes convenances, les voilà à vif, jetant sur la scène leur misérable petit tas de secrets, leurs désirs refrénés éclairant leurs mensonges, leurs travers. On s’amuse beaucoup dans la salle.
L’ange beur paraît
Et c’est à l’acmé de ce dévoilement brutal des corps que surgit l’ange beur, Osman. Peu importe qu’il soit l’amant d’Alain, guidé par la jalousie. Son intrusion clarifie le jeu : il met fin aux derniers faux-semblants, oblige chacun à avouer devant les autres ce qu’il désire. Osman surgit, et parce qu’il rend manifeste l’ultime défaite de Léna, elle se donne à lui.
Le tour de force de Jean-Marie Besset, servi admirablement par Salim Kechiouche, dont cette interprétation prouve une nouvelle fois le talent, c’est que ce bouleversement total des rôles sociaux se produit sans manichéisme. La subversion des codes, le renversement des équilibres initiaux s’accomplissent avec un naturel désarmant. Tout est par terre, et on a envie de dire : « so what? »
Salim Kechiouche impeccable en Heurtebise
C’est l’alchimie propre de l’ange beur : il dit la vérité, sans calcul, sans stratégie. Ses paroles ont la netteté authentique des faits. Du couple qu’il forme avec Alain, il dit que c’est un couple -ce qu’Alain n’assume pas, ni socialement, ni intellectuellement. Il trie dans les actes des uns ou des autres ce qui relève de la méchanceté ou de la bonté. Il affirme des valeurs simples -frustes, naïves? Il faudrait plutôt dire justes, comme sont justes les images d’Epinal et les morales enfantines. Et finalement, lui, aime les femmes, rendant à Léna son pouvoir.
Difficile alors de ne pas voir se profiler derrière le profil brun d’Osman la pâleur de l’Ange Heurtebise, ce passeur calme qui dans plusieurs oeuvres de Cocteau ouvre les portes d’espaces invisibles. Si Osman détruit les apparences et dévoile ce qui est, c’est qu’il faut probablement conclure avec le poète, dans son poème « l’Ange Heurtebise » qui date de 1925 :
« Heurtebise ne t’écarte
plus de mon âme, j’accepte.
Fais ce que dois, beauté.
Qu’il est laid le bonheur qu’on veut
Qu’il est beau le malheur qu’on a. »
Ce qui forme probablement la saine et roborative morale de cette aventure drôle et cruelle. Et chapeau à Jean-Marie Besset d’avoir trouvé des acteurs assez puissants pour porter sans faiblir cette formidable mécanique de mots et nous faire rire si fort -de ce que nous sommes.
* Olivier Razel, romancier, essayiste, critique littéraire, a notamment publié « Le Temps qu’il faut » aux éditions Plon.