Quand on lit les historiens occidentaux, ils nous relatent une Afrique précoloniale baignant dans un communautarisme proche du communisme. Dans son article, Ibrahim Anoba tente de gommer les idées reçues sur une Afrique à histoire communiste. A partir de travaux historiques crédibles et d’observations empiriques, il explique que certes l’Afrique est une grande mosaïque de diversités mais qu’elle connaissait, avant la déstabilisation coloniale, une organisation sociale décentralisée où des chefs forts devaient respecter les coutumes et traditions au risque de se voir renversés. Le pouvoir était partagé. Le respect de la tradition permettait un équilibre et une cohésion sociale.
L’absence d’idéologies claires dans les sociétés africaines traditionnelles a amené plusieurs historiens à penser que l’Afrique précoloniale n’avait pas vraiment de modèle régissant les comportements, à l’exception de quelques pratiques ancestrales. Des historiens tels que George Dalton[1] ont souligné l’incapacité des écrivains occidentaux à établir des parallèles clairs entre les systèmes économiques des sociétés africaines traditionnelles et les grandes théories développées à l’Ouest.
Les idées reçues sur l’histoire africaine
Contrairement à l’Europe ou aux Amériques, où il existe de nombreux textes écrits par des générations d’historiens sur l’évolution culturelle et philosophique de la société, il en existe peu en Afrique. La plupart des connaissances sur la philosophie africaine proviennent de l’archéologie, d’œuvres d’arts visuels, de contes de tradition orale et de folklores transmis de génération en génération. Le colonialisme et les guerres entre tribus ont détruit bon nombre de ces preuves, tandis que les rares vestiges ayant survécu ont progressivement disparu avec le temps en raison de l’absence de sauvegarde et d’entretien. Entre-temps, les recherches empiriques ont été relativement rares avant le milieu des années 1900. On note une œuvre intéressante en 1945 sur « La Philosophie Bantu » par le prêtre catholique Placide Tempel. Le travail était en quelque sorte une réponse aux idées fausses sur le peuple Bantou de l’Afrique de l’Ouest.
Quelle philosophie en Afrique ?
P. Temple a réfuté les affirmations des écrivains occidentaux et de l’Église catholique selon lesquelles les Africains traditionnels avaient mené une vie primitive commune et n’avaient aucune pensée rationnelle régulant leurs affaires. Dans cette lignée, des écrivains comme Alexis Kagame ont tenté de créer la substance de la philosophie africaine en répondant à des questions méta-philosophiques – une tentative d’éclairage sur la philosophie de la philosophie africaine – pour faciliter les études en l’absence de littératures. Tous deux ont largement contribué à poser les bases des études modernes en philosophie africaine. Les travaux qui ont suivi le premier ensemble de textes sur la philosophie africaine ont confirmé l’absence de détails idéologiques relevée par Dalton et d’autres. Compte tenu de la diversité de pensées il convenait de réaliser des études empiriques en tenant compte des structures sociales telles que la religion et la parenté[2].
Dans le même esprit, les nationalistes africains de la fin des années 1900 ont convenu qu’il existait effectivement des schémas, proches du socialisme et du communisme[3] propres à chaque communauté africaine, Ils ont historiquement opposé l’intérêt collectif contre l’intérêt individuel en affirmant que la philosophie véritable de l’Afrique traditionnelle était la philosophie de la fraternité et de l’entraide, qui empêchait quiconque de devenir plus prospère qu’un autre membre du groupe. Ils ont ainsi occulté toutes les notions d’autodétermination ou d’ambition personnelle dans l’Afrique traditionnelle, alors même que la gouvernance reposait sur le leadership de l’homme fort dans la majeure partie de l’histoire politique africaine.Selon leurs récits, le chef avait droit de vie ou de mort sur chaque membre de la communauté et était le gardien de la moralité.
Non, l’Afrique n’a pas de fondement idéologique communiste !
Pourtant, une étude approfondie de la philosophie de l’Afrique traditionnelle montre bien qu’elle est loin d’épouser les principes socialistes ou communistes. Elle se rapproche même plus des grands principes défendus par la suite par de nombreux penseurs du libéralisme classique. En effet, dans nombre de communautés africaines, l’autorité n’était pas centralisée, alors que dans d’autres, elle n’existait même pas. Dans certains cas, les personnes avaient droit à l’autodétermination dans des communautés anarchiques et acéphale. Certains avaient même des structures administratives bien organisées, sans monarque ni conseil d’élite au pouvoir centralisé.
Dans des communautés telles que Tallensi (Ghana), Logoli (Kenya) et Nuer (Sud-Soudan), aucune institution ne réglementait la vie sociale qui était purement anarchique[4] sans pour autant être désorganisée. Les communautés, dotées de systèmes de gouvernance clairement définis par les traditions, disposaient de médiateurs institutionnels et de séparation des pouvoirs entre les conseils de gouvernance, ce qui rejoint le principe de la séparation des pouvoirs proposé par Montesquieu dans « De l’esprit des lois » (1748).
Une organisation sociale équilibrée
Ces communautés ont également respecté les normes relatives aux contrôles et contre-pouvoirs afin d’éviter la concentration de pouvoir ou les abus de la part d’un individu ou d’un groupe. Par exemple, dans la communauté Igbo (Nigeria), l’autorité était partagée entre des groupes comme les ofo (chefs de famille), les ozo (nobles) et les groupes des aînés selon le même modèle chez les Yoruba (Nigeria), les Bété, les Dida et les Baoulé (Côte d’Ivoire), les tribus Nuer et Dinka Gnoc (Soudan du Sud), Massaï (Kenya), Nyjakusa (Tanzanie) et Tonga (Zambie)[5].
Les décisions politiques dans la communauté reposaient sur l’harmonie des opinions parmi les membres du conseil, alors que les individus étaient libres de faire leurs commerces pour gagner leur vie. L’absence d’autorité centralisée n’impliquait pas l’absence d’Etat car il existait simultanément des coutumes et des normes sociales qui sanctionnaient les comportements déviants. Même dans les communautés dotées d’autorités centralisées, des institutions indépendantes limitaient le champ d’intervention du gouvernement, ce qui est contraire aux affirmations d’un modèle autoritaire commun dans tous les pays africains traditionnels comme l’ont décrit nombres d’historiens occidentaux.
Sur le plan politique, la gouvernance n’existait que dans la mesure où l’opinion publique était d’accord. La plupart des décisions politiques dépendaient grandement du consensus entre les chefs, les conseils ou le public, qui prenait en compte l’opinion individuelle. Ce jugement individuel était présent sous la forme d’une démocratie représentative du lignage familial. Chaque membre de la communauté appartenait à un lignage et leurs opinions exprimaient leurs intérêts, qui étaient ensuite représentés dans les conseils par leurs aînés ou leurs notables.
Ibrahim Anoba, analyste pour The Free Market Foundation
Article publié en collaboration avec Libre Afrique
[1] Dalton, George, «Théorie économique et société primitive dans l’anthropologie américaine», dans « Philosophie africaine postcoloniale. Une lecture critique », édité par Eze C.E. (Massachusetts: Blackwell Publishers, 1997) p. 27-61
[2] Ayittey, George, Institutions africaines autochtones (Accra: Transnational Publishers, Inc., 1999) p. 7
[3] Khoza, Ruele, «Humanisme africain d’Ubuntu Botho Vumunhu Vhuthu.» (Document de discussion, 1994).
[4] Evans, Pritchard et Fortes, Meyer. Systèmes politiques africains (Oxford: Oxford University Press, 1940) p.5
[5] Sesay, Ahmadu, «Systèmes de gouvernance en Afrique avant et après l’indépendance: leçons et opportunités pour les jeunes en Afrique» (Document de discussion pour l’Institut Mandela d’études sur le développement, Johannesburg, 2014).