La deuxième Conférence internationale sur l’émergence de l’Afrique (CIEA) s’est tenue en mars 2017 à Abidjan (Côte d’Ivoire). Depuis la première conférence en 2015 — époque de forte croissance économique sur le continent —, les espoirs de progrès économiques se sont estompés en raison de l’effondrement des cours des matières premières, de la volatilité des marchés financiers mondiaux et du ralentissement de la croissance mondiale. Avant de quitter New York pour assister à la deuxième édition de la CIEA, organisée conjointement par la Banque mondiale, la Banque africaine de développement et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), le Sous-Secrétaire général de l’ONU et Directeur du Bureau régional pour l’Afrique au PNUD Abdoulaye Mar Dieye a accordé à Kingsley Ighobor d’Afrique Renouveau un entretien qui a porté sur les perspectives de développement économique en Afrique et les défis à surmonter à cet égard.
Afrique Renouveau : Pourquoi avoir organisé la Conférence internationale sur l’émergence de l’Afrique ?
M. Dieye : En 2015, lors de la première conférence à Abidjan, le PIB de l’Afrique affichait depuis 15 ans une croissance de près de 5 % . En 2000, The Economist avait qualifié l’Afrique de « continent sans espoir ». Dix ans plus tard, en guise d’excuse, il consacrait sa une à « L’essor africain ». À l’époque, les [indicateurs économiques] étaient en train de changer s’agissant du taux de croissance, de la réduction de la pauvreté et du développement humain. J’ai discuté avec le Président ivoirien Alassane Ouattara et nous avons convenu de capitaliser sur le nouvel esprit émergent et d’organiser une conférence pour étudier la réalité du récit. Comment consolider et maintenir cette trajectoire émergente ? C’est la raison d’être de la conférence.
Compte tenu du contexte économique adverse, principalement dû à l’effondrement des cours des matières premières, pouvez-vous encore dire que l’Afrique est émergente ?
M. Dieye : L’analyse révèle qu’un tiers de la croissance de 5 % a été déclenché par la classe moyenne émergente et un tiers par une meilleure gouvernance économique et politique. Seul un tiers s’explique par la hausse des cours des matières premières. Le taux de croissance moyen, de 2000 à 2015, était de 5 % en ce qui concerne le PIB réel. Il se situe aujourd’hui entre 2 et 3 %. Ne vous laissez pas duper par la tyrannie des moyennes. Certains pays ont encore une croissance de plus de 5 % : l’Éthiopie, le Rwanda, la Tanzanie, la Côte d’Ivoire et l’Ouganda, par exemple. Certains ont été gravement touchés par la baisse des cours des matières premières, surtout les producteurs de pétrole, comme le Nigéria, le Gabon, la Guinée équatoriale et l’Angola. Ce sont ceux dont le taux de croissance a considérablement ralenti, en particulier la Guinée équatoriale. Les pays en conflit, comme le Soudan du Sud et la République centrafricaine, ont également contribué à ce ralentissement de la croissance économique continentale. Certains pays, cependant, continuent sur la voie de l’émergence. La Côte d’Ivoire enregistre une croissance à deux chiffres ou presque. Le Rwanda et le Sénégal affichent une croissance de plus de 6 %.
Comment parvenir à l’équilibre lorsque des pays dont les taux de croissance diffèrent discutent d’enjeux économiques communs ?
M. Dieye: Ils ont certains points communs. Même des pays comme l’Éthiopie, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, qui ont des taux de croissance élevés, identifient encore des domaines où investir davantage pour soutenir la croissance.
Comme ?
M. Dieye : Les transformations économiques structurelles. Par exemple, la chaîne de valeur du cacao est retenue à hauteur de 15 % en moyenne sur le continent, avec 85 % en dehors. Il est impossible de soutenir le développement en suivant cette voie. Alors, comment améliorer la transformation des matières premières dans le pays avant l’exportation ? Et la transformation structurelle passe par l’augmentation de la productivité.
De nombreuses conférences ont lieu sur le continent. Les critiques les qualifient d’ateliers de discussion . En quoi celle-ci est-elle différente ?
M. Dieye: À Abidjan [en 2015], nous avons voulu tester le modèle que nous proposions : un état de développement qui permet de changer le modèle de production et de consommation, mais qui a aussi une incidence sur le développement humain. Nous avons fait quelques calculs d’élasticité. Le modèle, que j’appelle Abidjan 1,cherche à appliquer un état de développement avec une plus grande marge budgétaire pour stimuler le développement et s’appuyer sur des ressources internes, au lieu de l’aide publique au développement. Il est impossible de soutenir un parcours de développement sans consommer la production locale, sans développer la valeur retenue en interne et sans une croissance qui affecte le développement humain. Il faut une coopération régionale, car nos économies sont extrêmement étroites. À plus long terme, il faut un dialogue inclusif.
Croyez-vous en ce que certains experts appellent « protectionnisme sophistiqué », qui consiste fondamentalement à formuler des politiques protégeant les industries locales ?
M. Dieye: Je ne pense pas. Le protectionnisme fait partie du passé. Je crois au patriotisme économique, ce qui est totalement différent.
Comment faire du patriotisme économique si les consommateurs préfèrent les produits importés ?
M. Dieye : Le patriotisme économique devrait commencer avec le gouvernement. Le fait que certains ministères africains importent du mobilier d’Allemagne, de France ou du Royaume-Uni me laisse perplexe. Nous devons utiliser nos entreprises locales.
Où le patriotisme économique a-t-il fonctionné ?
M. Dieye : Le Nigeria et le Kenya ont des politiques de préférence locale, tant pour l’achat de biens que pour la priorité accordée à l’entrepreneuriat local.
Comment peut-il y avoir des niveaux accrus de coopération régionale quand le commerce intra-africain se chiffre à 11 % à peine ?
M. Dieye : Certaines régions s’en sortent mieux que d’autres, comme la CEDEAO [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest]. La SADC [Communauté de développement de l’Afrique australe] se porte mieux ces derniers temps. Il y a des obstacles à surmonter, notamment au niveau de l’infrastructure. Le marché est en plein essor entre le Ghana et le Togo en Afrique de l’Ouest, même si la facilitation des échanges n’est pas là. Les gens souhaitent l’intégration, mais les États et les gouvernements sont à la traîne. Là où le climat de paix et de sécurité est meilleur, les gens font du commerce et collaborent entre eux davantage que dans les zones d’insécurité, comme dans la région d’Afrique centrale.
L’Afrique a-t-elle suffisamment de ressources internes à mobiliser pour le développement ? Si oui, lesquelles ?
M. Dieye : Absolument ! La plupart des économies en développement de l’Afrique étaient auparavant financées par l’aide publique au développement. Aujourd’hui, même les envois de fonds sont supérieurs à cette aide. Cette dernière en Afrique est inférieure à 60 milliards de dollars par an et les envois de fonds ont grimpé pour passer de 62 à 65 milliards de dollars. Une étude du groupe de l’ancien Président sud-africain Thabo Mbeki [le groupe de haut niveau de l’Union africaine sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique] fait apparaître que le continent perd chaque année entre 50 et 60 milliards de dollars à cause des flux financiers illicites. C’est 3 % du PIB de perdu. Si nous renforçons la bonne gouvernance et réprimons plus fermement la corruption, nous conserverons cette somme.
Selon les experts, les Africaines sont touchées de façon disproportionnée par le manque d’inclusion financière. Y a-t-il une solution ?
M. Dieye : Notre dernier Rapport sur le développement humain en Afrique révèle qu’en n’incluant pas les femmes dans le processus de développement, l’Afrique a perdu chaque année 95 milliards de dollars en moyenne, avec un sommet de 104 milliards en 2014. Ceci représente 6 % du PIB. Le paradoxe, c’est que nos banques ont de l’argent que nous n’utilisons pas. Le PNUD et la BAD préconisent aux pays d’investir dans les femmes pour traiter ce syndrome d’exclusion, qui est une erreur du point de vue économique. Investir dans les femmes permet de doubler facilement les taux de croissance du PIB et d’améliorer le bien-être de la société dans son ensemble.
Il y a un thème socioculturel sous-jacent, notamment celui des barrières associées au patriarcat. Comment les briser ?
M. Dieye : Une politique économique ne peut fonctionner qu’avec une bonne économie politique. Et vous avez raison de dire qu’en Afrique certaines normes culturelles entravent le développement des femmes. Dans certains pays, les femmes ne peuvent pas accéder aux terres ni en posséder pour les utiliser comme garanties de prêts. Nous devons donc collaborer avec les notables locaux, la société civile et d’autres pour briser ces barrières culturelles.
Existe-t-il un pays où l’autonomisation des femmes a conduit au développement économique ?
M. Dieye : Les Seychelles, le Rwanda et le Sénégal en sont un exemple. Dans ces pays, le développement économique connaît une bonne progression.
Quelle est votre vision de l’économie africaine ?
M. Dieye : Le centre de gravité économique mondial se déplace lentement mais sûrement vers l’Afrique. Des pays comme la Chine, l’Inde et la Turquie ont le sentiment que l’avenir du monde se joue en Afrique et que c’est là que la rentabilité des investissements est la plus élevée. Je gage que si nous parvenons à faire face à l’insécurité dans le Sahel, dans la région des Grands Lacs et dans la corne de l’Afrique, l’Afrique sera le nouvel eldorado.