Philippe Bordas a passé 15 ans à photographier l’Afrique. Ses thèmes de prédilection : l’univers des boxeurs au Kenya et celui des lutteurs au Sénégal. Aujourd’hui, une exposition à Paris, accompagnée d’un livre magnifique, rend hommage à ce travail de colosse. C’est « L’Afrique à poings nus ». Sublime.
L’exposition est dédiée à Joseph Opiyo, « peintre et boxeur, disparu en 2003 ». A l’image de cet homme, tous ceux que Philippe Bordas a photographié, au Kenya et au Sénégal, sont sportifs et artistes à la fois. Parce qu’ils hissent au quotidien, et avec tenacité, la boxe anglaise et la lutte sénégalaise au rang d’arts à part entière. Ce sont eux qu’a voulu mettre en avant le photographe et ce sont eux que l’on peut admirer dans l’exposition, L’Afrique à poings nus, jusqu’en octobre à la Maison européenne de la photographie, à Paris.
De l’extrême est (le Kenya), à l’extrême ouest (le Sénégal), Philippe Bordas nous donne une vision de l’Afrique loin des clichés et de l’exotisme. A l’Est, d’abord, le photographe saisit les boxeurs en plein effort. Au cœur d’un bidonville de Nairobi, à Mathare Valley, dans une salle aux murs nus et suitants, ils sont une cinquantaine à s’entasser et à s’entraîner. La plupart portent des haillons, des tennis pas vraiment réglementaires, les bandelettes sont usées jusqu’à la corde et boxer en gants rembourrés est un luxe. L’espace réservé à cette série de photos en noir et blanc, dont la puissance et la force coupent le souffle, est habillé de noir. La pénombre est oppressante, comme la salle de boxe. La scénographie, sobre, fait ressortir les jeux de lumière et de regards. Ces derniers sont saisissants, comme dans le triptyque du boxeur qui tape dans le sac de sable et qui semble possédé. Des yeux déments. Tourmentés. Plus loin, la lassitude et l’hébétude l’emportent. Plus loin encore, dans une autre salle, une série de portraits en couleur.
Le combat comme vertige
Puis on revient au noir et blanc pour les lutteurs sénégalais. Changement d’ambiance. Les corps ne sont plus aussi secs et noueux. Ils sont pleins, reposés, choyés. Les regards ne sont plus hagards mais triomphants. Les lèvres ne sont plus serrées, elles sourient. L’entraînement se fait sur la plage, les combats ont lieu en plein air. Les shorts effilés ont été remplacés par les pagnes. Consciemment ou inconsciemment, les photos de Philippe Bordas sont plus « posées ». Plus esthétisantes. Moins violentes mais aussi moins intéressantes. « La lutte sénégalaise, la plus rayonnante de l’Ouest africain, est presque demeurée étanche à la colonisation », explique le photographe. « C’est une religion dans la religion, un cérémonial millénaire édifié sur les paroles chuchotées des marabouts et des pères entraîneurs. »
A travers ces deux façons de combattre, apparaissent deux Afriques. La boxe en cellule, c’est « le combat comme vertige et auto-destruction », la lutte à ciel ouvert, c’est « le combat comme déploiement poétique et liens aux forces invisibles ». L’Afrique de la lutte vitale contre celle de la lutte codifiée et clanique.
Artisans suprêmes du baston
L’exposition fait la somme de 15 ans de travail. En effet, Philippe Bordas découvre l’Afrique en 1988, à 25 ans. Après avoir été chroniqueur cycliste à L’Equipe, il s’achète un petit Leica et part au Kenya. Il y restera deux ans. De retour en France, il décide de devenir photographe. Reporter et portraitiste, il sera, de 1991 à 1998, le photographe attitré du rappeur français Mc Solaar. En 1993, il découvre la lutte sénégalaise et réalise en 1996 un film sur le sujet, Grand combat, sélectionné au Festival de Venise. « Ainsi, n’aurais-je vu de l’Afrique, en 15 années de voyages, que les artisans suprêmes du baston. Aristocrates de la frappe », écrit-il. Il a « ignoré le Kilimandjaro », « évité les déserts » et fui les safaris… « Mes souvenirs s’agrègent sur des banlieues minables. Les tôles envoient au ciel des messages sans écho. Mais c’est là que monte la vérité nue du monde dans sa mue. »
L’exposition parisienne s’ouvre sur ces phrases : « Il n’est pas question de sport. Il n’y a pas de vainqueur. Il n’y a pas de vaincu. Il n’est question que du rituel des hommes désignés à combattre. » Philippe Bordas photographie l’Afrique héroïque. Un poing c’est tout.
L’Afrique à poings nus, du 16 juin au 17 octobre 2004
Maison européenne de la photographie, 5-7, rue de Fourcy – 75004 Paris
L’Afrique à poings nus, le livre, édité au Seuil, lauréat du Grand Prix du livre Thomas Cook 2004. A commander.