Sous le pseudonyme d’Amid Lartane, un haut fonctionnaire algérien s’est inspiré de l’affaire Khalifa pour écrire « L’envol du faucon vert ». Parce qu’en Algérie, estime son éditeur, « la vérité ne se découvre pas mais s’invente ».
Qu’attendre du procès Khalifa lorsque ses principaux protagonistes, parmi lesquels Rafik Abdelmoumène Khalifa lui-même, n’y participent pas ? Amid Lartane, un haut fonctionnaire algérien écrivant sous pseudonyme, aujourd’hui employé dans une organisation internationale, s’est peut-être posé la question lorsqu’il a décidé d’écrire sa vérité dans « L’envol du faucon vert ». Plus qu’un individu ou une affaire, l’auteur dépeint l’Algérie de ces quinze dernières années et tente d’expliquer dans quel contexte cette catastrophe financière, parmi d’autres drames, a pu se produire.
Si Lamine le tout-puissant
L’Algérie d’Amid Lartane est celle des « vrais décideurs », de la Sécurité militaire (SM) omnipotente et du « Qui tue qui ? ». Au sommet de la pyramide, Si Lamine Boutramine, un général « à la retraite sans fonction officielle » recyclé dans une affaire de boulangerie industrielle. Son modèle original, le général Larbi Belkheir, ex chef de cabinet du président Bouteflika, a repris du service en 2005 non pas dans l’industrie alimentaire mais comme ambassadeur de l’Algérie au Maroc.
Originaire de l’est de l’Algérie, Si Lamine « Le Lion » n’aime pas Alger, qu’il contemple depuis son balcon « avec la satisfaction du propriétaire ». Sa lubie, au sortir de la sanglante décennie 1990 : les cadres algériens sont des pleutres et il faut aider les plus entreprenants d’entre eux à secouer cette « économie de boutiquier sans envergure ». Autour de lui gravite tout un monde politico-économico-militaire qui partage cette opinion avec plus ou moins de sincérité et l’aidera à parvenir à ses fins.
« Un jeune homme joufflu, légèrement bedonnant »
Il y a Zine Fertasse, le « ministre de l’Argent », le général Lahnèche, à la tête de la SM (personne ne l’appelle de son nouveau nom, Direction du renseignement et de la sécurité, DRS), Ahmed Bouflissa, le patron d’une entreprise de conditionnement de médicaments qui a gagné sa place dans le cercle de Si Lamine en devenant actionnaire d’un journal « indépendant », et le rampant Farouk Smendou, l’adjoint de Sadek Bounab, un ancien militant communiste désabusé qui préside une caisse publique de retraite. L’interconnexion se fera entre cet univers et celui de Moh Ch’hili, un militant islamiste de circonstance, et Abou Nihaya, un terroriste convaincu, ex-militaire qui s’est retrouvé au Pakistan lorsqu’il a voulu faire le coup de feu en Afghanistan.
Le tycoon, le jeune entrepreneur dont le nom est sur toutes les lèvres à Alger, c’est Oulmène Mokadem. Fils de Kheloufi Oulmène, « un grand serviteur de l’Etat trop tôt disparu ». Mokadem est un « jeune homme joufflu, légèrement bedonnant », pas forcément doué à l’école et amateur de scotch et de vodka. Tout ce que l’éditeur, Métaillié, dit de cette œuvre, est qu’elle est « librement inspirée (…) par l’un des plus grands scandales financiers de l’Algérie d’aujourd’hui » et qu’elle est écrite par « un initié des sombres arcanes du pouvoir algérois »… Si le doute sur le caractère fictif ou réel des éléments relatés dans le roman est constamment présent, il n’est pas permis quant à la connaissance de l’auteur de l’Algérie et de son humour.
Extrait
(…) Dans l’immense salon où Si Lamine reçoit ses invités, le design le plus avant-gardiste télescope des séjours mauresques et des meubles Louis XIII ; de vieux coffres berbères raflés dans les sièges des anciennes igamies cohabitent avec des meubles aux dorures clinquantes ; des fauteuils de styles disparates sont installés dans les différents coins, face aux fenêtres ouvrant sur l’immense jardin. A défaut d’être harmonieux, c’est imposant.
Un haut responsable d’une banque publique, amené de basse nuit par des coursiers silencieux pour s’expliquer sur les lenteurs dans le traitement d’une affaire de crédit, affirme que, malgré son indicible terreur, il avait été surtout horrifié par l’ampleur du mauvais goût… Depuis, il a mis un continent et un océan de distance entre lui et Boutramine. Et il jure encore, sur la tête de sa mère, que ce n’est pas la frayeur d’un enlèvement nocturne mené avec la brutalité d’un commando qui l’a poussé à prendre le large. Il s’en est expliqué plus tard dans un mail adressé à un ami qui lui reprochait d’avoir abandonné trop facilement la partie.
« J’aurai supporté la dictature, n’étant pas moi-même particulièrement porté sur la démocratie. J’aurai supporté le cynisme, ne croyant pas qu’on puisse gouverner un pays aussi improbable que le nôtre sans en avoir une sacrée dose. Mais le mauvais goût au pouvoir, ce déploiement d’opulence clinquante, cela m’a été insupportable. Tant d’intelligence se prosternant avec autant d’empressement devant cette incarnation parfaite du parvenu ! Les voies de la conscience étant impénétrables, la mienne s’est réveillée dans le quart d’heure stupide passé une nuit d’hiver dans un salon délirant, réalisé selon toute probabilité par un décorateur égyptien paranoïaque qui a dû poursuivre des études titubantes au pays du Danube de la pensée. Je n’oublierai jamais, dans le fin fond du pays qui me sert de refuge et de patrie et où j’écoute le cœur déchiré des chants chaâbi, je n’oublierai jamais ces lustres libano-vénitiens, ces toiles pourpres et marronnasses qu’un peintre orientaliste incertain, dont la seule originalité a été une douteuse conversion à l’Islam, avait sans doute commis dans un pur moment d’égarement » (…)
« Le vol du faucon vert », Amid Lartane, éditions Métaillié
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