IRIN examine les raisons et les moyens qu’ont les donateurs, les agences des Nations Unies et les organisations non gouvernementales (ONG) de préserver l’« espace humanitaire ».
19 août 2009 (IRIN) – Alors que les Nations Unies célèbrent la toute première Journée mondiale de l’humanitaire, pour mettre en lumière les besoins humanitaires croissants et rendre hommage aux travailleurs humanitaires qui ont perdu la vie, des experts soulignent que l’intégration, de plus en plus souvent constatée, des objectifs humanitaires aux agendas sociaux et de sécurité des Etats a contribué à l’érosion de « l’espace humanitaire ». IRIN examine les raisons et les moyens qu’ont les donateurs, les agences des Nations Unies et les organisations non gouvernementales (ONG) de s’assurer que cet espace ne disparaît pas définitivement.
Le terme « espace humanitaire », qui n’a pas été défini de façon officielle, est utilisé pour désigner l’un ou l’autre ou l’ensemble de ces concepts : espaces physiques protégés des attaques dans un contexte de conflit ; respect des principes humanitaires fondamentaux, de l’indépendance, l’impartialité et la neutralité ; possibilité, pour les agences humanitaires, d’accéder aux populations civiles victimes du conflit et de les aider.
D’après les observateurs, l’espace humanitaire est menacé, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme : l’accès aux bénéficiaires est de plus en plus difficile, et les attaques contre les bénéficiaires et le personnel humanitaire se multiplient.
Parmi les facteurs provoquant l’érosion de l’espace humanitaire, le Comité permanent inter-organisations (IASC) des Nations Unies mentionne la tendance à rechercher la cohésion entre les agendas politiques et humanitaires ; la confusion croissante entre les rôles des organisations militaires et humanitaires ; la manipulation politique de l’aide humanitaire ; l’impression que les acteurs humanitaires manquent d’indépendance vis-à-vis des donateurs ou des gouvernements hôtes ; l’impression que l’intervention des travailleurs humanitaires est liée aux questions sociales, culturelles ou religieuses ; et enfin, l’effondrement de la loi et de l’ordre.
Cohésion et intégration : plus risqué ?
Les gouvernements donateurs ont commencé à favoriser la cohésion des agendas humanitaires et politiques au début des années 1990, en se fondant sur le principe, de plus en plus reconnu, que les urgences complexes étaient essentiellement politiques et ne pouvaient être résolues par l’aide humanitaire seule.
En outre, la lutte anti-terroriste et anti-insurrectionnelle a fait évoluer les politiques militaires, qui se sont orientées vers une intégration des activités sécuritaires, politiques, humanitaires, économiques et de reconstruction. Les Nations Unies ont par ailleurs multiplié les missions de maintien de la paix, en se concentrant sur la protection des civils.
En 2000, le système des Nations Unies a officiellement mis en place les « missions intégrées », visant à mobiliser les forces des Nations Unies et les agences pour servir un objectif politique, militaire et humanitaire commun, mettant à la tête de ces missions un représentant spécial du Secrétaire général (RSSG), qui supervise lui-même un coordinateur humanitaire.
Au cours de la dernière décennie, certaines agences humanitaires ont élargi leur action, se consacrant non plus seulement à sauver des vies, mais aussi au plaidoyer, à la consolidation de la paix et à la promotion des droits humains, entre autres objectifs, d’après Samir Elhawary, chercheur à l’Overseas Development Institute (ODI).
« De plus en plus d’agences [humanitaires] estiment que leur rôle ne se limite pas à sauver des vies… La consolidation de la paix et la résolution des conflits ont été intégrées à l’aide humanitaire, qui a ainsi pris une connotation politique plus marquée. Il ne s’agit plus seulement de sauver des vies, mais aussi de provoquer des transformations sociales, et de s’attaquer aux causes profondes du conflit ».
Dans ce contexte d’intégration, les experts affirment que les objectifs humanitaires pourraient être dominés par des objectifs politiques et militaires plus larges. Au Soudan, la communauté internationale mène l’une des plus grandes opérations humanitaires au monde, s’efforçant de faciliter le processus de paix, de faire respecter les droits humains et la justice à travers la Cour pénale internationale, et de promouvoir l’accord global de paix entre le nord et le sud du Soudan.
« Certains pensent que ces rôles sont complémentaires, mais le fait que des agences humanitaires aient été expulsées du Soudan laisse penser que ces objectifs ne sont peut-être pas si compatibles que cela », a dit à IRIN M. Elhawary.
Impact
Les experts estiment qu’en raison de l’insécurité liée aux politiques d’intégration, les agences humanitaires ont de moins en moins accès aux bénéficiaires. En Irak, de nombreuses ONG internationales ont quitté le pays ; environ 60 sont restées, dont un certain nombre sont gérées à distance et mènent des actions inégalement réparties sur le territoire, d’après le rapport Providing Aid in Insecure Environments, publié en mars 2009 par l’ODI.
En 2008, les travailleurs humanitaires morts dans l’exercice de leur mission ont été plus nombreux que jamais, indique le rapport, qui affirme que cette augmentation est en partie due au phénomène d’intégration. Environ 75 pour cent des attaques, que l’ODI considère comme « de plus en plus liées à des motifs politiques », ont eu lieu, en Afghanistan, en Irak, au Pakistan, en Somalie, au Soudan, au Sri Lanka et au Tchad.
En Irak et en Afghanistan, où les agences humanitaires sont souvent financées par les gouvernements, les acteurs humanitaires ne sont maintenant « plus perçus seulement comme les alliés des acteurs politiques occidentaux, mais… comme faisant partie intégrante de l’agenda occidental », d’après le rapport de l’ODI.
Cependant, les attaques ont de moins en moins visé le Mouvement international de la Croix-Rouge, qui a revendiqué le caractère exclusivement humanitaire et neutre de ses interventions.
Assumer une responsabilité
Il n’y a jamais eu pour autant « d’âge d’or pendant lequel l’espace humanitaire était protégé en permanence », a précisé M. Elhawary, de l’ODI. Au moment de la guerre civile au Nigeria, les agences humanitaires ont été manipulées par les sécessionnistes du Biafra, et le Comité international de la Croix-Rouge a été la cible d’attaques en Ethiopie dès 1935-1936.
De plus, selon l’ODI, la responsabilité de sécuriser l’espace humanitaire incombe en partie aux agences humanitaires elles-mêmes.
Pour Ross Mountain, RSSG adjoint et coordinateur humanitaire en République démocratique du Congo (RDC), il n’est pas juste de dire que l’accès aux bénéficiaires est réduit uniquement à cause de l’intégration des agendas.
L’évolution des pratiques militaires joue un rôle beaucoup plus important en la matière que les politiques d’intégration, a-t-il dit, citant l’exemple de régions de la RDC où les agences ont récemment eu plus de difficultés à accéder à certaines populations vulnérables, principalement en raison d’une intensification du conflit, les groupes armés prenant pour cible les civils.
Certaines organisations se sont adaptées à ces réalités en réduisant leur visibilité sur le terrain, en travaillant avec des ONG locales, en améliorant leur évaluation des risques et leur capacité d’analyse, et en partageant l’information ; mais, à l’échelle du secteur, les progrès ont été lents.
En outre, de nombreuses agences n’anticipent toujours pas les conséquences potentielles des décisions prises dans des environnements complexes tels que l’Afghanistan, où « le consensus humanitaire est absent et l’espace humanitaire très réduit », écrit Antonio Donini dans un rapport du Centre international Feinstein.
Pour Howard Mollett, conseiller en gestion des conflits au sein de l’ONG CARE International, dans des contextes tels que celui de l’Afghanistan, les agences doivent redoubler d’efforts pour trouver des solutions malgré des impératifs en concurrence.
« La plupart des agences menant des interventions humanitaires ont plusieurs mandats », a-t-il dit. « Et cela reflète en partie la complexité des réalités de terrain auxquelles nous sommes confrontées. Dans le même pays, on voit bien souvent coexister des besoins humanitaires urgents, une pauvreté chronique et des opportunités permettant de promouvoir le relèvement ».
D’après les experts, la communauté humanitaire semble prendre conscience de la nécessité d’un changement de stratégie afin d’empêcher la disparition de l’espace humanitaire.
Les Nations Unies ont ajusté la composante humanitaire de certaines missions intégrées, a indiqué M. Mollett. En Afghanistan, où l’expertise humanitaire au sein de la Mission d’assistance des Nations Unies (MANUA) avait été réduite à quelques personnes, le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) a été rétabli en 2009. En Somalie, les Nations Unies ont décidé de mener des discussions approfondies avec les acteurs humanitaires avant de mettre en place un plan de mission intégrée.
Selon M. Mountain, en RDC, les différents acteurs surmontent la complexité du travail au sein d’une mission intégrée en faisant preuve d’encore plus de respect les uns envers les autres, et grâce à un mandat clair de protection civile. « Il ne s’agit pas d’une action humanitaire menée par des militaires… mais plutôt d’une coopération forte entre les acteurs militaires et politiques, qui s’allient afin de promouvoir les objectifs humanitaires en assurant une protection physique ».
La stratégie d’intégration semble être partie pour durer ; mais quelque 35 grands bailleurs ont adhéré aux principes et bonnes pratiques de l’aide humanitaire, qui mettent en avant la nécessité de promouvoir l’espace humanitaire.
En décembre 2009, une rencontre des Nations Unies réunissant les directeurs d’OCHA, du Département des opérations de maintien de la paix, du Département des affaires politiques et de l’IASC, offrira l’opportunité aux acteurs concernés d’exprimer leur point de vue sur ces questions.
C’est un signe de progrès, a déclaré M. Mollett. « Pendant trop longtemps, on a considéré que l’érosion de l’espace humanitaire était un sujet trop difficile, mais la gravité de la situation dans des pays comme la Somalie ou l’Afghanistan nous a conduits à un moment décisif… Peut-être est-il temps à présent de reconnaître les limites des stratégies intégrées, et de définir des lignes à ne pas franchir en matière de politiques et de pratiques ».