Khamsa de Karim Dridi, en salles ce mercredi dans l’Hexagone, est un film sans fioritures sur l’enfance délinquante porté par un héros qui en traduit toute la détresse. Entretien avec le cinéaste franco-tunisien à l’immuable franc-parler.
Marco, alias Khamsa, a fui sa famille d’accueil pour rendre visite à sa grand-mère malade. Il retrouve le camp de Gitans où il a vu le jour, il y a 11 ans à Marseille, et sa bande d’amis : le cousin Tony, nain mais grandement protecteur, et Coyote. Si le premier a décidé de gagner sa vie en menant des combats de coqs, Coyote, lui s’est spécialisé dans les petits larcins qu’il organise avec Rachitique, un petit Arabe. Khamsa rejoint très vite le trio de petits délinquants pour tromper l’ennui et la tristesse d’un enfant qui n’a plus aucun repère familial. Livré à lui-même, Khamsa se donne les moyens de survivre.
Dans un vrai camp de Gitans, Karim Dridi filme au plus près cette volonté inébranlable mais contrariée par la précarité. Loin d’être des victimes consentantes, ces enfants qui jouent presque leurs propres personnages, se battent avec rage et frénésie contre le rouleau-compresseur de la délinquance. Karim Dridi n’enjolive jamais la réalité, même s’il en sublime la projection en filmant en scope. Le cinéaste s’en fait juste l’écho. Il livre ainsi un film fort et captivant sur une facette, incarnée par un jeune Marc Cortes subtil et inspiré, de l’enfance en détresse.
Afrik.com Vous vouliez au départ faire un film sur la délinquance. Comment ce projet a-t-il glissé vers la narration du quotidien de Marco, cet enfant métis gitan-arabe qui retrouve le camp de gitans où il est né à la faveur d’une fugue ?
Karim Dridi : J’avais envie de parler de la façon dont la délinquance se fabrique, de la manière dont elle naît. Il y a des gens dans notre pays, dont je ne citerai pas le nom mais qui se reconnaîtront, qui pensent que la délinquance est culturelle, comportementale, voire génétique. Pour ces personnes, on naît délinquant et à l’âge de 3 ans, on peut même faire des tests pour déterminer si l’enfant est délinquant ou pas. C’est très dangereux. Ce type d’âneries n’est pas loin d’autres âneries, comme de penser qu’une race est supérieure à l’autre. Ces préjugés sont fondamentalement liés à une pensée coloniale qui, malgré tout, survit encore aujourd’hui. Pour en revenir à la délinquance, elle est fabriquée par le contexte socio-économique dans lequel vivent les enfants. Mon film le prouve.
Afrik.com : Pourquoi avez-vous fait de Marco, surnommé Khamsa dans le film, un métis ?
Karim Dridi : Il a toujours été un métis dans ma tête. Mais je l’avais pensé moitié maghrébin, moitié français, comme moi. Je n’avais pas non plus l’intention de faire un film sur les gitans. C’est mon ami, Sofiane Mammeri, mon jeune acteur dans Bye-bye, qui avaient à l’époque l’âge de ces enfants qui jouent dans Khamsa, qui m’a parlé du camp de Gitans. Quinze après, je suis retourné à Marseille dans l’intention de tourner un film et j’ai parlé de mon projet à Sofiane qui m’a dit : « je vais te présenter des enfants formidables ». J’ai tout d’abord rencontré Tony, le petit nain, et Coyote. J’ai halluciné devant leur énergie, leur langage, leur tchatche, leur puissance visuelle. Mais j’ai été aussi choqué par le contexte social dans lequel ils vivaient. Je me disais que ce n’était pas possible dans la deuxième plus grande ville de France, dans l’une des plus grandes villes d’Europe, qu’il y ait une misère aussi noire subie par des Français. Ce ne sont pas des exilés, des immigrés venus de Roumanie ou des sans-papiers. Le film parle de citoyens français depuis au moins 400 ans. Le père de Nicolas Sarkozy est Hongrois.
Afrik.com : Son métissage est d’autant plus symbolique que les Gitans et « les bicots », c’est ainsi que les premiers surnomment les Arabes, ne s’aiment pas beaucoup dans cette partie de la ville ?
Karim Dridi : Les pauvres se déchirent souvent entre eux et les autres attendent qu’ils se massacrent.
Afrik.com : Vous le dites sur votre blog. Sur Khamsa, la problématique
du travail avec les enfants vous a beaucoup interpellé…
Karim Dridi : On m’a fait remarquer que dans tous mes films ou presque, il y avait des enfants. Depuis que j’ai vu Los Olvidados de Luis Buñuel, Pixote : A Lei do Mais Fraco d’Hector Babenco, je suis frappé par la puissance cinématographique des enfants. Un enfant, c’est l’innocence, même si ça joue beaucoup, ça ne triche pas avec les sentiments et les sensations. J’avais envie de travailler avec des êtres très purs, faibles aussi, les plus démunis face à la vie. Khamsa est sorti du ventre de sa mère il y a 11 ans et cherche sa place dans une société qui ne veut pas de lui. C’est dramatique, mais le drame est l’essence des films, des romans, des grandes oeuvres… Il y a deux types de cinéma. Il y a des gens qui aiment celui qui divertit pour oublier leur condition sur terre, et d’autres qui veulent découvrir une autre réalité. Découvrir une autre réalité, c’est ce que propose Khamsa. Certains journalistes m’ont dit, pas beaucoup, que le film n’était pas optimiste. Ceux-là confondent la réalité dans laquelle ils vivent et la fiction qu’ils regardent. La fiction est une proposition, censée dépeindre, témoigner d’une réalité dont le but est de toucher le spectateur. C’est la fonction du cinéma et de l’art. En France, et c’est la première bonne nouvelle, on peut faire des films comme Khamsa, il a été financé un mois avant l’élection de M. Sarkozy. J’espère que ce sera encore possible.
Afrik.com : Marco porte très bien cette ambivalence – souffrance et innocence – sur son adorable bouille. Qu’est-ce qui vous a décidé à confier ce rôle à Marc Cortes qui n’était pas votre premier choix ?
Karim Dridi : C’est un autre enfant qui devait jouer Marco, mais il a fait une grosse bêtise et son juge lui a interdit de participer au film. J’ai donc dû faire en catastrophe un casting sauvage et j’ai rencontré Marco. Il aime Le foot et deviendra certainement un joueur professionnel s’il ne choisit pas de devenir acteur. J’ai aussi découvert qu’il savait chanter le flamenco. Il a chanté a capella et j’ai eu des frissons. Ce petit garçon est capable de jouer la colère, la force, la tendresse, la douleur, des émotions variées. On le voit bien dans le film. Il est capable d’une grande violence et d’autant de tendresse. C’est ce dont j’avais besoin. Marco est formidable. Khamsa a été la découverte d’un très grand acteur. L’autre bonne nouvelle de ce film, c’est qu’on découvre que ces enfants qu’on estime perdus, avec lesquels on pense ne rien pouvoir faire, sont capables de livrer une prestation remarquable et remarquée, vu le nombre d’interviews. On assiste ainsi à l’émergence d’un acteur comme Marco qui vient des milieux les plus défavorisés de France. Si ça ce n’est pas de l’optimisme, je ne sais pas ce que c’est.
Afrik.com : Vous avez des nouvelles de tous ces enfants. Comment se portent-ils et comment réagissent-ils au film ?
Karim Dridi : Marco se porte bien. Il a la chance que n’a pas mon personnage, c’est d’avoir une des parents et une structure familiale très solide. Il va à l’école, il joue au football dans un club semi professionnel. Il est très encadré. Les autres sont toujours dans le camp et c’est l’ennui parce qu’il n’y a rien à faire.
Afrik.com : Ils vivent de petits larcins dans la vraie vie ?
Karim Dridi : Ceux qui vivent dans le camp, non. Ils ont peut-être eu des expériences similaires dans le passé. Mais aujourd’hui, c’est comme dans le film, ils n’ont pas envie de faire ça. Ils aspirent à une vie normale comme tout le monde.
Afrik.com : Finalement, ces enfants ne jouent pas leurs propres personnages, ils jouent des rôles de composition ?
Karim Dridi : Pour Marco, c’est à 99% un rôle de composition. La seule chose qu’il ait en commun avec Khamsa, c’est qu’il est gitan. Ce que Rachitique fait dans le film, Mehdi Laribi dans la vie, il l’a déjà fait. Mehdi a aussi beaucoup de talent mais il vit dans une cité très pauvre. La délinquance est comparable à un tourbillon qui vous aspire vers le fond. La seule solution, c’est d’extraire l’enfant du fleuve et le mettre ailleurs. Ce qui est très difficile à faire.
Afrik.com : Vous avez passé 2 ans à travailler sur l’enfance délinquante pour faire ce film. Qu’avez-vous appris ?
Karim Dridi : Au niveau de la délinquance même, je n’ai rien appris. Je n’ai fait que démontrer ce qu’on savait déjà avec mes armes, le cinéma. Mais j’ai découvert une minorité, les Gitans, les Tsiganes, les Roms, les Gens du voyage… Appelez-les comme vous voulez. Des gens, qui appartiennent depuis plusieurs siècles à notre société française, et qui mettent en exergue un problème qui se pose à nos démocraties européennes. Est-on capable d’intégrer sans désintégrer ces minorités ? C’est-à-dire accepter que l’autre avec sa culture, accepter que ses minorités intègrent le tissu républicain en apportant un plus à la France. Quand c’est l’équipe de France qui gagne, que ce sont des Arabes, des Noirs qui gagnent, toute la France est heureuse et descend dans la rue. Cela doit être aussi possible quand il s’agit de scientifiques, de cinéastes, d’écrivains, de maires. En France, il faut pouvoir accepter l’autre quand il veut vivre sur le sol français et se plie aux règles de la République. « Tout le monde aspire au bonheur », dixit Houellebecq, même lui le dit. Cela vaut pour les Noirs, les Arabes et les Gitans.
Afrik.com : Pourquoi la problématique de l’immigration vous intéresse-t-elle tant ?
Karim Dridi : Tout simplement parce que je suis métis franco-tunisien. Depuis Bye Bye, je martèle le même discours. Je crois en une France métisse et métissée qui intègre toutes les minorités pour faire un ciment républicain, démocratique français. C’est l’inverse d’un courant de pensée, pas si vieux, qui estime que la race blanche est supérieure à la race noire par exemple. C’est intolérable. J’ai en projet de faire un film avec des protagonistes d’origine africaine parce qu’il y a un vrai problème en France. Où sont les Noirs en France ? Il y a 15 ans quand j’ai fait Bye-bye, on avait le même problème pour les Maghrébins. Aujourd’hui, il y a Sami Bouajila, Roschdy Zem… cinq gars qui cachent la forêt. Ils travaillent et on a l’impression que le problème est réglé pour les Maghrébins. Peut-être. En ce qui concerne les Noirs, c’est très difficile de citer un film français avec des acteurs noirs. Cela veut-il dire qu’on n’a pas le droit de raconter leurs histoires ? C’est tout simplement que la pensée coloniale raciste n’existe plus de la même façon, mais qu’elle existe encore.
Afrik.com : Quels sont les projets qui foisonnent dans votre esprit, semble-t-il, en constante ébullition ?
Karim Dridi : Je travaille sur un projet relatif à l’exposition coloniale de 1930 où des Kanaques ont été enfermés. J’aimerais aussi tourner en Ethiopie parce que la musique éthiopienne me touche beaucoup et que c’est un pays où l’Islam et la chrétienté coexistent pacifiquement. On ne sait pas combien de temps cela va durer. Je travaille également sur le Le Dernier vol de Lancaster avec Marion Cottillard et Guillaume Canet. L’action du film se déroule dans le Sahara en 1930.
Afrik.com : L’immigration, les rapports intercommunautaires, ça vous convient si l’on dit que vous faites un cinéma social ?
Karim Dridi : Non, parce que c’est réducteur. J’ai d’ailleurs fait un blog, avec d’autres cinéastes, sur cette thématique. Il faut faire attention avec le terme « social ». Quand Catherine Deneuve joue un film dans un 400 m2 dans le XVIe, on ne dit pas qu’elle fait du cinéma social. Pourtant, ça l’est. Film social signifie-t-il film sur les pauvres ? Je préfère qu’on dise que je fais des films sur les faibles, les exclus, les marginaux. C’est vrai que ce sont des sujets qui m’attirent. Je laisse à d’autres le soin de faire des films sur la peine d’être riche : chacun son social.L’injustice est un moteur artistique et dramatique très fort pour moi.
Afrik.com : Les délinquants, les pickpockets, il en était déjà question dans Pigalle. Vos personnages sont toujours sur un fil…
Karim Dridi : J’écris d’ailleurs un film sur les pickpockets avec Simon Abkarian, qui incarne le père de Marco dans Khamsa. Dans Khamsa, tout se passe bien jusqu’à ce que ça aille mal. J’aurais aimé être funambule ou musicien. Etre à la limite de tenir ou de tomber donne du piquant, de la beauté à la vie. En même temps, ça va mal finir pour tout le monde. La mort nous attend tous. La vie est une tragédie.
Afrik.com : Un petit mot sur vous. Le cinéaste que vous êtes est aussi précoce que ces personnages ?
Karim Dridi : J’ai commencé à filmer à l’âge de Marco, à 12 ans. J’avais envie de faire de la photo et ma mère m’a offert un appareil photo. J’ai trouvé que ça ne bougeait pas. Ma mère m’a donc offert une caméra à 12 ans, et depuis je n’ai pas arrêté de faire des films.
Khamsa de Karim Dridi, avec Marc Cortes, Raymond Adam, Tony Fourmann, Mehdi Laribi, durée : 1h 48min.