Longtemps sous estimée, la honte d’être atteint par la maladie commence à être prise en compte dans les politiques de prévention et de traitement que mènent les pouvoirs publics. Pour le Dr Isaac Malonza de l’Association médicale kenyane, avec la pauvreté et la maladie elle-même, la peur de l’opprobre constitue l’ultime facteur d’une fin jugée inéluctable. Interview.
Au Kenya, comme dans nombre de pays africains, les personnes infectées par le VIH préfèrent taire leur souffrance. Cette humiliation muette n’est pas sans impact sur les politiques publiques qui commencent à intégrer ce paramètre dans leurs programmes de prévention et de traitement. Des groupes de pression anti-sida se sont formés, le gouvernement est enfin sorti de sa réserve.Il était temps.
Aujourd’hui, un peu plus de deux millions de Kenyans sont contaminés par le virus VIH et le taux de prévalence, un des plus élevés de la région subsaharienne, oscille autour de 15 %. Pour le Dr Isaac Malonza, professeur à l’université de Nairobi, membre de l’Association médicale kenyane (KMA), responsable d’un Comité de lutte contre le sida, le premier effet de la honte est de marginaliser des populations qui n’ont pas les moyens de se soigner et ne sont plus réceptives aux discours de soutien. Dans l’esprit des Kenyans, on ne vit pas avec le VIH.
Afrik : Les pratiques culturelles, les croyances religieuses, les mythes sont bien souvent à la source du sentiment de honte qui recouvrent les personnes séropositives. Qu’en est-il de la société kenyane?
Dr Isaac Malonza : » Chez nous, ce n’est un problème ni religieux ni culturel. Le sentiment de honte provient du malade lui-même. Il s’exclut d’emblée de la société, coupant très souvent les liens avec sa famille, ses amis, parce qu’il se sent coupable. Pourquoi ? Parce que le virus se transmet par les relations sexuelles. Les personnes atteintes du virus pensent avoir commis une faute. Chaque fois qu’il y a honte, il y a ce regard accusateur, terrible, porté sur le comportement sexuel du malade, de la part du patient mais aussi de la société. On soupçonne très vite le malade séropositif d’avoir eu des partenaires multiples, d’être homosexuel ou d’avoir eu des rapports avec des prostituées, surtout dans les villes. La honte est spécifique au sida, elle ne frappe pas les autres grandes maladies mortelles de l’Afrique comme la malaria dont tout le monde sait qu’elle provient d’une piqûre de moustique.
Afrik : A l’heure actuelle, l’Afrique n’a pas accès au marché des médicaments antirétroviraux. L’absence de traitement ne stigmatise-t-elle pas davantage les malades en marge de la société ?
Dr Isaac Malonza : Absolument. La majorité des personnes séropositives savent qu’elles sont condamnées parce qu’elles ne pourront jamais réunir les 1 000 dollars par mois et par personne nécessaires à l’achat de ces médicaments. Il en résulte un grand sentiment de frustration et de fatalité qui vient alourdir le sentiment de honte. Une maladie qui ne se soigne pas est une maladie humiliante. Etre atteint du virus VIH, pour beaucoup, signifie que c’est la fin, qu’il est inutile de se battre.
Le manque de ressources, de personnel formé aux soins et à l’écoute pour traiter convenablement les malades contribue en grande partie au découragement des patients. 50 % des capacités de nos d’hôpitaux sont occupées par des malades du sida. Pendant longtemps, personne ne voulait s’en occuper, les gens avaient peur. Or le seul remède à la honte est d’abord de convaincre les patients de cesser de s’accuser, de les rendre réceptifs au discours de soutien.
Afrik : On a récemment reproché à la presse du pays d’ignorer le problème du sida dans ses colonnes. Comment le regard de la société kenyane vis-à-vis des malades du sida a-t-il évolué depuis le début de la maladie ?
Dr Malonza : Nous connaissons le sida depuis seize ans maintenant. Dans les années 80, l’épidémie ne faisait pas autant de morts dans les familles. Seuls 1 200 cas de séropositivité avaient été rapportés. Les choses ont vraiment basculé dans les années 90 quand le gouvernement a inclus le sida dans son septième plan de développement national. Mais surtout, il y a deux ans, quand notre président de la République, M. Moi, a déclaré le sida catastrophe nationale et qu’il a créé le Conseil national du sida. Il a exhorté les Kenyans à en parler publiquement. Les familles commencent à s’ouvrir, le silence se brise peu à peu autour des malades.
La création de deux associations a également beaucoup contribué à la prise de conscience collective. Il s’agit de » Femmes luttant contre le sida » et » Personnes vivant avec le sida » qui veulent casser l’ostracisme fait aux malades. Ces associations, qui ont un vrai rôle de lobby auprès du gouvernement, ont crée un réseau de malades afin que ceux-ci puissent échanger leur expérience et cessent de se considérer comme des victimes. «