Certains Kenyans utilisent les SMS pour raviver les tensions entre les différentes ethnies de leur pays, en proie à une grave crise politico-ethnique depuis les élections générales contestées du 27 décembre. Le gouvernement avait promis des poursuites aux auteurs de messages haineux, mais il aurait reculé devant les difficultés techniques.
Les téléphones portables font partie de l’arsenal de guerre dans la crise politico-ethnique du Kenya. Bien avant les élections générales contestées du 27 décembre, la Commission nationale des droits humains du Kenya (KNCHR) avait dénoncé dans un rapport l’usage des SMS de la haine. Des SMS dont le but est de monter une ethnie contre une autre, comme certaines chansons et e-mails récemment diffusés dans le pays. « Depuis les élections, personne n’est venu nous signaler qu’il a reçu des SMS haineux. Nous n’avons pas de plainte officielle », assure Victor Bwire, chargé de communication de la KNCHR, qui souligne qu’un autre rapport sur les violences sera bientôt publié.
Trois sortes de SMS de la haine
Et pourtant… Les SMS circulent toujours. L’AFP a recueilli plusieurs d’entre eux auprès d’utilisateurs de téléphones mobiles, dont celui-ci : « Si ton voisin est kykuyu, jette-le hors de sa maison. Personne ne t’en tiendra rigueur ». L’agence d’information humanitaire des Nations Unies, Irin, rapporte un autre message : « Le sang des Kikuyus innocents ne coulera plus ! Nous les massacrerons ici même, dans la capitale. Au nom de la justice, faites la liste de tous les Luos et (…) Kaleos [expression argotique désignant l’ethnie des Kalenjins] que vous connaissez sur votre lieu de travail, sur votre propriété, n’importe où à Nairobi, en indiquant également où et comment leurs enfants vont à l’école. Nous vous donnerons un numéro pour envoyer ces informations par SMS ».
Il existe trois sortes de SMS de la haine, d’après Ben Rawlence, chercheur à Nairobi pour l’organisation américaine des droits de l’Homme Human Rights Watch : « Il y a des SMS incitant à la haine et d’autres qui envoient des listes de personnes impliquées dans les violences, en termes de financement ou d’organisation. La dernière catégorie mélange les deux précédentes catégories et se caractérise par des informations vraies et fausses : il y a beaucoup de rumeurs, notamment concernant les lieux de rendez-vous des meetings ». Le spécialiste précise que ces SMS se transfèrent très facilement, mais que « cela ne signifie pas que ceux qui les envoient croient en ce qu’ils disent ».
Les SMS boosters de violence
Ben Rawlence estime que les transferts de tels SMS participe au climat « de haine et de méfiance ». Il doute cependant qu’ils puissent pousser les Kenyans à commettre, à l’échelle individuelle, des massacres, des mutilations ou des incendies ciblant l’ethnie « ennemie ». « Il est difficile de dire si les SMS ont une influence sur le comportement des gens mais, la plupart du temps, la décision de mener une attaque se prend collectivement, au niveau d’un village par exemple », commente le chercheur.
Un village manipulé par les politiciens ? Pas impossible, selon certains Kenyans qui ont reçu avant les élections des messages les enjoignant à voter pour tel ou tel candidat. Il semble d’ailleurs que le camp de Raila Odinga, candidat malheureux à la présidentielle, use particulièrement des textos ethniquement ciblés. Une rumeur que Ben Rawlence déclare ne pouvoir infirmer ou confirmer, soulignant plus généralement que les violences politiques qui secouent le pays sont le fait des partisans de Raila Odinga et de Mwai Kibaki.
Insaisissables coupables
Nairobi avait déclaré la guerre aux citoyens qui envoient des SMS haineux. Et pour faire passer le message, il est passé par le même créneau que ceux qu’il voulait combattre. « Le gouvernement du Kenya prévient qu’envoyer des messages de haine incitant à la violence est une infraction qui pourrait entraîner des poursuites », explique un texto transféré à tous les Kenyans après les élections contestées de décembre. Un vœu pieu qui s’est heurté à la dure réalité du terrain.
« Il est très facile pour les auteurs des textos de rester anonymes car les Kenyans changent souvent de numéro », explique Ben Rawlence. « Les gens achètent des cartes prépayées, renchérit Bernard Rubia, chef du département de communication chez Telkom Kenya, qui s’est lancé sur le réseau mobile en septembre dernier. S’ils se servaient de cartes postpayées, nous aurions leur numéro et leur adresse, mais 80% des Kenyans utilisent des cartes prépayées. Il est donc difficile pour la police de mettre la main sur ceux qui envoient des SMS haineux. » D’autant que « la police ici est très faible : elle n’a pas fait grand-chose pour mener des enquêtes sur les violences. Il y a eu très peu d’arrestations et de poursuites », ajoute Ben Rawlence.
Il existe un autre problème majeur qui empêche de confondre les auteurs incitant aux violences ethniques. « A l’heure actuelle, aucun opérateur au Kenya n’a les moyens de faire le tri entre les bons et les mauvais SMS. Alors dire que l’on veut arrêter les SMS haineux est impossible à moins d’arrêter de fournir le service de SMS », indique Bernard Rubia. Une option qui aurait privé les opérateurs de téléphonie mobile d’une précieuse source de revenus. Résultat, le gouvernement aurait jeté aux oubliettes l’idée d’une sanction. Les SMS haineux risquent donc d’avoir de beaux jours devant eux.
Photo du portable avec le message du gouvernement : Manoocher Deghati/IRIN