La vague de violence qui s’est abattue sur le Kenya à la suite des élections présidentielles a été qualifiée, par bon nombre, de nature tribale ou ethnique. Toutefois, pour les analystes de ce pays d’Afrique de l’Est, c’est l’économie de base qui est véritablement à l’origine des troubles.
Malgré les revendications de l’opposition, qui criait au trucage, et les rapports des observateurs internationaux, qui faisaient état de graves irrégularités dans le dépouillement des bulletins, la victoire de Mwai Kibaki, président sortant, a été annoncée, le 30 décembre, à la suite d’un scrutin présidentiel fortement contesté, déclenchant des flambées de violence généralisées ainsi qu’une crise humanitaire.
« Dans les zones urbaines, il y a eu beaucoup d’incendies et de pillages inutiles ; pour les populations, c’était une façon de se défouler pour exprimer leurs griefs économiques pendant le vide politique. Ils se sont lâchés et s’en sont pris à tout ce qu’ils pouvaient trouver, incendiant les maisons de leurs voisins, sans se préoccuper de savoir si ceux-ci soutenaient le PNU [Parti de l’unité nationale, le parti de M. Kibaki] ou l’ODM [Mouvement démocratique orange, l’opposition] », a expliqué à IRIN Macharia Gaitho, éditorialiste politique.
S’il est vrai que certains groupes ethniques – il y en a plus de 40 au Kenya – ont été pris pour cible au cours des violences, les tensions qui ont donné lieu à ces affrontements ne relèvent pas à proprement parler de l’ethnicité, mais sont la conséquence quasi inéluctable, selon un éditorial paru dans le journal Sunday Nation, du système économique kényan : « Le Kenya pratique un capitalisme sauvage, inhumain, qui encourage une concurrence féroce pour la survie, les richesses et le pouvoir. Quant à ceux qui ne sont pas compétitifs, on les laisse vivre comme des animaux dans des bidonvilles ».
Des inégalités endémiques
A Nairobi, plus de 60 pour cent de la population vit dans des bidonvilles, dont certains se trouvent à deux pas des résidences les plus luxueuses de la ville.
Selon un rapport intitulé Pulling Apart: Facts and Figures on Inequality in Kenya [Un écart qui se creuse : Faits et chiffres sur les inégalités au Kenya] et publié par la Society for International Development (SID) de Nairobi, le Kenya est dixième sur la liste mondiale des pays qui présentent les écarts les plus importants en termes de richesses.
Des 54 pays d’Afrique, il est le cinquième. Au Kenya, selon ce rapport, paru en 2004 et qui se fonde sur les statistiques du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), les classes les plus riches gagnent 56 fois plus que les populations les plus pauvres : les 10 pour cent les mieux nantis de la population contrôlent 42 pour cent des richesses du pays, tandis que les 10 pour cent les plus mal lotis en possèdent 0,76 pour cent.
L’inégalité est présente dans tous les aspects de la vie des Kényans, selon le rapport, qui fait état d’énormes disparités – à la fois dans la capitale et à l’échelle nationale – dans presque tous les domaines de la vie : les revenus ; l’accès à l’éducation, l’eau et la santé ; l’espérance de vie ; et la prévalence du VIH/SIDA.
Une personne née dans la province de Nyanza (ouest), base de soutien de l’ODM, peut s’attendre à mourir 16 ans plus tôt qu’un de ses compatriotes de la Province centrale, patrie de M. Kibaki. A Nyanza, le taux de vaccination des enfants est inférieur de plus de 50 pour cent à celui de la Province centrale.
Autre région pauvre : la province du Nord-Est. Si presque tous les enfants de la Province centrale fréquentent l’école primaire, dans la province du Nord-Est, seul un sur trois y est inscrit. Toujours dans la province du Nord-Est, plus de neuf femmes sur 10 n’ont reçu aucune éducation. Dans la Province centrale, en revanche, elles sont moins de trois pour cent. Enfin, dans ces deux provinces, il y a respectivement un médecin pour 120 000 et 20 000 habitants.
Le rôle de Mwai Kibaki
Les détracteurs de M. Kibaki, arrivé au pouvoir en 2002, accusent son gouvernement de ne pas avoir traité ces inégalités et de s’être au contraire concentré sur la croissance économique observée au cours des cinq dernières années. Avant la prise de pouvoir du président Kibaki, porté par une vague d’euphorie et d’espoir après les 24 années d’autocratie de Daniel arap Moi, la croissance kényane était de moins 1,6 pour cent. En 2007, elle atteignait 5,5 pour cent et, avant les élections, il était prévu qu’elle atteigne sept pour cent en 2008.
Cette croissance, concentrée dans le secteur des services, a largement profité aux banques, aux entreprises de tourisme et aux agences de communication. Le prix des actions et de l’immobilier s’est envolé, lui aussi. Mais plutôt que de se diffuser, pour profiter aux plus pauvres, cet essor semble avoir été très sélectif, bénéficiant uniquement à une partie de la population, tandis que les classes pauvres voyaient diminuer le pouvoir d’achat de leur shilling.
Avant l’entrée en fonction de M. Kibaki, « nous achetions du sucre pour 45 shillings », s’est souvenue Agnès Naliaka, habitante de longue date du bidonville de Kawangware, à Nairobi. « Maintenant, c’est 65 shillings. Un kilo de graisse de cuisson valait 50 shillings. Maintenant, il se vend à plus de 100 shillings », a-t-elle expliqué, ajoutant que les loyers avaient doublé dans le bidonville, au cours des cinq dernières années.
Pour David Ndii, directeur exécutif du Kenya Leadership Institute, « le gouvernement Kibaki a traité les populations pauvres de manière particulièrement cavalière. Les vendeurs ambulants se sont fait démolir leurs étals sans se voir offrir d’alternative. Les politiques économiques n’ont pas favorisé les populations pauvres. Cette croissance a privilégié le profit, au lieu de créer des emplois ».
Une croissance rapide
« Lorsqu’une économie peu performante se met à croître très rapidement comme ce fut le cas au Kenya, les inégalités se creusent », a indiqué à IRIN MJ Gitau, responsable de programme à la SID, qui a participé à la rédaction du rapport sur les inégalités.
« Il faut des biens et des droits de propriété pour participer à la production et aux échanges économiques. Seule une petite portion de la population a des biens, est éduquée, est en mesure d’économiser et d’investir pour profiter du taux de croissance élevé de ces dernières années. Ceux qui en ont en remportent davantage. Ceux qui n’en ont pas perdent le peu qu’ils possèdent », a expliqué MJ Gitau.
L’ethnicité est entrée en jeu dans les violences électorales parce qu’une bonne partie de la population avait en effet l’impression que les mieux lotis, sous le régime de M. Kibaki, avaient été les Kikuyu, ethnie du président et groupe ethnique le plus important du pays, qui dominait la vie politique et économique du pays à la fois sous son gouvernement et celui de Jomo Kenyatta, premier président du Kenya.
Néanmoins, selon le parti de M. Kibaki, le taux de pauvreté a diminué, passant de 56 à 46 pour cent – et tirant ainsi quelque deux millions de personnes de la pauvreté extrême – et plus de 1,8 million d’emplois ont été créés pendant son premier quinquennat.
« Notre pays brille à nouveau et pour mon deuxième mandat, j’ai des projets de développement […] encore plus grands. Nous sommes en train d’améliorer la vie des populations », a déclaré M. Kibaki deux semaines avant le jour du scrutin.
Pourtant, ce n’est pas ce que pensent bon nombre de Kényans. « Si les gens ont réagi comme ils l’ont fait, cest parce qu’ils espéraient un changement [après les élections de 2002]. Kibaki est arrivé et a fait beaucoup de promesses qu’ils n’a pas tenues », a noté Agnès, du bidonville de Kawangware.
Laissés pour compte
Les jeunes kényans, qui représentent la majorité de la population – et des émeutiers – se sentent tout particulièrement laissés pour compte. L’amélioration de l’éducation leur avait donné l’espoir d’avoir une vie meilleure que celle de leurs parents, un espoir brisé, selon Kwamchetsi Makokha, de Form and Content, une agence de communication de Nairobi.
« À l’époque des colons, on était presque dans un système d’esclavage, développé aux premières heures des plantations de café. Après l’indépendance [en 1963], le maître blanc a simplement été remplacé par le maître noir. Beaucoup de jeunes qui avaient reçu un minimum d’éducation ne se voyaient pas travailler comme ouvriers agricoles pour gagner une bouchée de pain. Ils ont commencé à converger vers les villes, où il n’y a pas assez d’offres [d’emploi] pour eux tous. Il y a un afflux massif de gens qui n’arrivent pas à trouver de travail », a-t-il dit à IRIN.
Et qui n’ont pas voix au chapitre en matière de politique, a-t-il ajouté. « Le citoyen kényan moyen, qui n’a ni argent ni biens, n’a pas son mot à dire dans la façon dont le Kenya est organisé. On ne lui donne jamais la parole. Depuis toujours, suivant la voiture que vous avez et l’endroit où vous vivez, vous avez plus [ou moins] de droits que d’autres ».
Autre ingrédient de ce cocktail explosif : la corruption, que M. Kibaki s’était engagé à éradiquer, mais qui, sous son régime, « a battu des records, égalant certains excès observés pendant les années Moi », selon Gérard Prunier, analyste et auteur.
Les observateurs espèrent que l’explosion de colère et de violence dont le Kenya a été le théâtre cette dernière semaine poussera les dirigeants politiques du pays à résoudre non seulement la querelle au sujet de la victoire électorale et du partage des pouvoirs, mais également les profondes inégalités qui existent dans le pays.
« Si cette impasse électorale et la destruction criminelle à laquelle elle a donné lieu doivent aboutir à quelque chose de positif, on espère qu’elles serviront de piqûre de rappel à tous les Kényans, désormais conscients que le fossé béant entre la classe moyenne et les populations pauvres est une poudrière prête à exploser, et dont l’explosion a les conséquences les plus graves », a prévenu l’éditorialiste Washington Akumu, dans le Nation.
Photo logo : Julius Mwelu/IRIN : Habitants d’un bidonville venus chercher de l’eau dans Nairobi, la capitale kényane. Les services de distribution d’eau dans les bidonvilles sont irréguliers.
Photo 2 : Julius Mwelu/IRIN : Personnel de la Croix-Rouge kényane transportant le corps d’une victime des violences post-électorales dans les bidonvilles de Mathare, à Nairobi
Photo 3: Siegfried Modola/IRIN : Président Mwai Kibaki
Photo 4: Allan Gichigi/IRIN : Des centaines de personnes faisant la queue pour voter aux élections générales de décembre 2007 au Kenya