La rédaction d’Afrik.com revient sur la Conférence Nationale Souveraine de 1991, tenue au Palais des Congrès de Brazzaville. Cet événement a marqué un tournant décisif pour le Congo, avec l’intervention de Julien Boukambou, doyen du mouvement syndical et figure de la lutte anticoloniale. À 74 ans, il a appelé à l’unité nationale et dénoncé les dérives du régime, tout en plaidant pour la réhabilitation de figures historiques comme Fulbert Youlou et Massamba-Débat.
De Julien BOUKAMBOU Doyen du mouvement syndical et de la lutte anticoloniale
Excellence, Monseigneur NKOMBO
Président du Présidium de la Conférence Nationale,
Chers Compatriotes,
Mesdames et Messieurs,
Un illustre africain a dit qu’en Afrique, lorsqu’un vieillard meurt, c’est toute une bibliothèque qui brûle. Aussi, ai-je pensé qu’à 74 ans, il ne me restait plus beaucoup d’occasions de laisser au vaillant Peuple Congolais mon témoignage sur l’histoire de notre pays dont j’ai été un des principaux acteurs entre 1944 et 1968 et un observateur attentif depuis cette date.
Mais, permettez-moi, avant d’exprimer ma pensée profonde sur la situation grave que traverse notre pays, de remercier sincèrement tous ceux, jeunes et vieux, qui ont contribué chacun à sa façon à arracher la souveraineté des présentes assises.
Une mention spéciale dans ce combat revient aux travailleurs et aux syndicalistes de la glorieuse et historique Confédération Syndicale Congolaise, qui ont confirmé la tradition progressiste du syndicalisme congolais et ont su aujourd’hui dire halte aux affameurs du Peuple avec la même fermeté que nous l’avions nous-mêmes fait en 1963. Qu’ils trouvent ici l’expression de mon profond respect pour cet acte de patriotisme.
Enfin, mes félicitations vont tout particulièrement à vous, Monseigneur NKOMBO, qui avez su réaliser sur votre personne le consensus le plus large et qui vous acquittez avec une sagesse immense de votre lourde et délicate mission.
Malgré les appréhensions que vous avez émises lors de votre élection, compte tenu des nombreux espoirs placés en vous, je ne doute pas une seule minute, qu’avec l’aide de Dieu, vous accomplirez avec succès cette mission, car c’est Dieu lui-même qui a levé ce peuple contre la tyrannie.
Mesdames et Messieurs, j’ai longtemps réfléchi au message que je devais vous livrer.
J’en ai tourné plusieurs versions qui reflètent la complexité de la situation et le degré de décomposition de notre société. J’ai été tenté tour à tour d’axer mon message sur les assassinats, sur la situation économique, sur le dérèglement des mécanismes de fonctionnement de notre Pays. Il y avait tellement de choses à dire qu’il m’a semblé plus judicieux de les réduire à une seule dimension : L’amour de la patrie.
Je vous prie d’aimer ce pays et son peuple et de cultiver l’unité nationale.
C’est l’amour du pays qui nous a conduits, nous, très jeunes (à 27 ans pour ce qui me concerne), à engager la lutte contre le colonialisme à la fin de la 2e guerre mondiale, que nous avons jeté les bases de l’action syndicale dans notre pays et que plus tard nous nous sommes engagés dans le combat politique, qui au PPC, qui au MSA.
Ceux qui pourraient critiquer aujourd’hui nos alliances d’alors, particulièrement les jeunes, doivent savoir qu’à l’époque la lutte pour les libertés démocratiques passait par la gauche, mais la gauche la plus noble, celle qui s’abreuvait aux sources de l’humanisme des grands penseurs du 19e siècle.
J’avais été pour ma part catéchiste puis moniteur chez les catholiques. Mais fils de résistant à la colonne Marchand dont je détiens l’épée de commandement à Kinkembo, je n’ai pas hésité à fréquenter le socialisme lorsqu’il m’est apparu que la condition de mon peuple pourrait s’améliorer en conjuguant notre action avec celle de la gauche française.
C’est que seuls les socialistes et les communistes osaient, à cette époque, contester ouvertement l’asservissement et l’absence de tous droits pour le noir dans les colonies.
Notre action, qui s’étendait sur les 4 territoires de l’ancienne A.E.F. et nous a valu plusieurs emprisonnements, a conduit à la reconnaissance du droit syndical pour les indigènes, à l’application du code du travail français aux noirs, à la mise en place d’un système de Prévoyance Sociale (l’actuelle CNPS), à l’implantation de bornes fontaines publiques d’eau potable dans les villages de Bacongo et Poto-Poto, dans Pointe-Noire et Dolisie.
Les premiers signes d’émancipation de la femme congolaise peuvent aussi être rattachés à notre action, car la première Congolaise à participer à un forum international sera une de nos militantes, Madame BOUESSO Véronique, qui a participé à la Conférence des Mères à Lausanne en 1955.
C’est l’amour du pays qui nous a fait monter au créneau en 1958 quand nous avons appelé à voter « non » au référendum néocolonial de De Gaulle.
C’est parce que nous rêvions d’une indépendance plus totale du Peuple Congolais que nous avons pensé créer un Parti des Ouvriers et des Paysans en 1960, ce qui nous vaudra la prison sous l’accusation de complot communiste, et que nous vivons l’accession du pays à l’indépendance sous les chaînes.
C’est par amour du pays, et non par calcul politicien véreux, que nous avons pris sur nous, ensemble avec les autres forces de progrès, de conduire le soulèvement populaire du Peuple Congolais contre le gouvernement de l’Abbé Fulbert YOULOU. Nous n’avons demandé après cela aucun poste ministériel, aucune villa, aucun compte en banque à l’extérieur.
C’est ici l’occasion de féliciter, sincèrement, tous ceux de cette génération qui ont su répondre à l’appel du Peuple de manière désintéressée et qui ne se reconnaissent pas dans ce que les jeunes loups débarqués d’Europe en 1964 et leurs émules ont fait du pays aujourd’hui.
Les assassinats, le vol, l’enrichissement illicite, le mépris du peuple sont des notions étrangères à l’idée que nous nous faisions, nous, du socialisme. Nos origines chrétiennes et notre long combat pour la liberté d’opinion et le droit d’association s’accommodaient mal, et s’accommodent encore mal avec l’idée de supprimer la vie à autrui pour ses opinions politiques. Quant à l’enrichissement, il suffit de dire aux générations actuelles que, malgré les hautes fonctions qu’ils ont eu à assumer, la plupart de ceux de ma génération sont morts pauvres.
Je n’ai personnellement jamais possédé de voiture, ni de domestique, et la seule maison qu’on me connaisse à Brazzaville est le 73, rue Madingou, obtenue sur crédit de la Société coloniale de bâtiment SIC, couvert par le salaire variable que nous payaient les travailleurs syndiqués et qu’a fini de rembourser ma femme pendant que je me trouvais en prison en 1960.
Mesdames et Messieurs les Conférenciers,
Ceux de mon âge placent tous leurs espoirs dans cette conférence, afin que la lumière arrachée à la colonisation par notre combat d’hier ne s’éteigne pas et soit reprise par la jeunesse montante, pour ouvrir au peuple séculaire du Congo un troisième millénaire prospère et fécond.
Ma contribution concrète à cette œuvre immense de réhabilitation de l’honneur, que vous avez entreprise, tiendra en trois points : un regret, une confidence et un conseil.
Le Regret :
• Je regrette d’avoir fait confiance au lendemain de 1963, avec mes amis syndicalistes, à un groupe de gens qui se sont avérés être après des politiciens véreux prêts à tout, y compris l’assassinat, pour assouvir leur soif de pouvoir. Cette erreur, je l’assume et j’en fais mon mea-culpa devant cette conférence.
Je regrette de ne plus être assez jeune pour participer plus activement au démantèlement du régime actuel des voleurs, tortionnaires et assassins. Mais je suis sûr que la jeunesse saura être à la hauteur de la situation.
La Confidence :
Si en 1963, nous avions devant nous deux régimes : celui de YOULOU et celui du PCT, ce n’est sûrement pas celui de YOULOU que nous aurions mis à terre, car avec le recul du temps, le gouvernement de l’Abbé YOULOU était un chef-d’œuvre de démocratie en comparaison avec la situation actuelle. Je mets à l’appui de mon affirmation un seul fait qui va vous donner à réfléchir.
En 1960 : Lorsqu’on m’arrête pour le complot communiste, les gendarmes avaient un mandat d’arrêt régulier mais comme ils étaient arrivés à 5h00 du matin, ils ont attendu patiemment, sous nos yeux stupéfaits, l’heure réglementaire pour le faire, c’est-à-dire 6h00. Nous n’avons jamais été torturés.
En 1977 : Lorsqu’on m’arrête, suite à l’assassinat du Président Marien NGOUABI, je suis battu à coups de crosses devant ma famille à 60 ans. Le sieur ABOYA, chargé de la tâche, a pour instructions d’aller m’exécuter sur la route du Nord et je dois la vie sauve à un jeune lieutenant qui a pris le courage de s’opposer à mon exécution à l’entrée du cimetière d’Étatolo.
Vous mesurez vous-même la distance qui sépare ces deux régimes.
Le Conseil :
L’heure est grave et il faut que tout le monde fasse preuve de beaucoup de sérieux dans le déroulement des travaux.
Il faut savoir écouter tout le monde, c’est cela aussi la démocratie, et c’est le seul moyen de parvenir à la réconciliation nationale que nous appelons de tous nos vœux.
Le climat de pagaille n’a jamais produit de bonnes choses et, pour ma part, je me souviens que c’est dans ce climat qu’a été adopté en 1964 le socialisme dit scientifique, qui nous a créé tant de déconvenues. Dites-vous bien que les erreurs que l’on commet collectivement sont les plus graves, car plus difficiles à corriger.
C’est dans cet ordre d’idée que je demande aux jeunes de ne pas croire que la jeunesse d’âge seule suffit pour être du côté de la vérité. Leurs aînés avaient pensé la même chose en 1964. On sait où cet extrémisme a conduit le pays. Il y a des vieux qui savent être jeunes dans leurs idées. Il serait dommage de refuser à la démocratie leur expérience.
Pour terminer, Monsieur le Président, je m’associe à tous ceux qui exigent que la vérité soit rétablie sur tous les assassinats politiques ainsi que sur la gabegie financière, qui a appauvri notre pays. Ce n’est pas pour ces valeurs-là que nous avons lutté. La mémoire des Présidents YOULOU et MASSAMBA-DÉBAT doit être réhabilitée. La lumière doit être faite sur la mort du Président Marien NGOUABI.
Plein succès à la Conférence Nationale.
Julien Boukambou