Jean-Pierre Ozon : en Côte d’Ivoire, l’idée nationale prend le pas sur l’idée démocratique


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Drapeau de la Côte d'Ivoire
Drapeau de la Côte d'Ivoire

Pour le chercheur, spécialiste de la Côte d’Ivoire, l’épreuve de force que vit le pays est le fruit de dix ans de crise. Seule issue : un nouveau contrat citoyen où chaque Ivoirien aurait sa place. Mais l’heure est plus aux affirmations nationalistes qu’à l’aggiornamento démocratique.

La crise en Côte d’Ivoire ? Un cocktail de querelles partisanes et de fond xénophobe, estime Jean-Pierre Ozon, directeur de recherche des études africaines à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris). A l’heure où il fête son indépendance, le pays est entré dans une logique d’épreuve de force. Pourtant, c’est un projet commun dont a besoin la Côte d’Ivoire. C’est dire si le rôle de l’armée sera prépondérant dans la sortie (ou l’aggravation) de la crise.

Interview.

Afrik : Les observateurs politiques spéculent beaucoup sur l’origine des violences en Côte d’Ivoire. Les uns disent : c’est une vague de xénophobie, d’autres affirment que c’est avant tout une querelle politique. Quel est votre sentiment, en tant que chercheur et observateur sur le terrain puisque vous êtes en ce moment à Abidjan ?

Jean-Pierre Dozon : Les deux réalités sont indissociables dans les événements que vit la Côte d’Ivoire : le fond xénophobe a toujours existé. On se souvient des persécutions anti-Dahoméens dans les années 50. Il y a eu aussi dans le passé des pics de violences contre les Ghanéens. Mais la Côte d’Ivoire a toujours su dépasser et régler ses problèmes. L’ennui, c’est qu’aujourd’hui la crise vient des politiques qui portent la responsabilité de ce phénomène.

Il faut remonter à l’aube de la dernière décennie pour comprendre l’origine de cette crise. En 1990, le FPI de Laurent Gbagbo s’est présenté seul face à Houphouët Boigny en fin de règne. Houphouët a eu peur, il a fait voter massivement les étrangers, les Burkinabés en particulier, qu’il avait fait venir dès l’indépendance. A cela sont venues se greffer les revendications foncières des autochtones, qui, depuis la fin des années 80, réclamaient les terres qu’Houphouët avait confiées à des Burkinabés. Les germes de l’Ivoirité sont nés avec les contestations des résultats électoraux par le FPI. Cette doctrine s’est cristallisée avec le président déchu Konan Bédié qui y a vu un bon moyen d’écarter son principal rival aux présidentielles, Alassane Ouattara.

Afrik : Un fond de populisme et un tour de passe-passe politicien, est-ce assez pour expliquer cette haine viscérale envers le leader du RDR ?

J-P D : Sans doute, non. C’est assez étrange. Alassane Ouattara, est certes, l’homme des ajustements structurels et de la politique de rigueur à l’époque où il était Premier ministre. Pourtant un homme ne se trouve pas ainsi diabolisé parce qu’il a dû mener une politique d’austérité.

Mais en 1993, au moment de la fin d’Houphouët, il y a eu cette Charte du Nord, créée par différentes personnalités pour soutenir Ouattara. Les Dioulas (tribu malinkée, dont le nom est devenu générique pour désigner tous les septentrionaux -Ndlr) ont dressé l’oreille. Beaucoup ont pensé qu’après les Baoulés (tribu d’Houphouët-Boigny), ils seraient le groupe chéri du président Ouattara. Aujourd’hui, on ne parle plus de cette charte, mais elle a laissé des traces. Il y a chez de nombreux Ivoiriens du Sud, l’idée fortement ancrée que les Dioulas ont déjà la main sur le commerce, les transports, qu’ils constituent des dynasties puissantes et que maintenant ils veulent la chefferie au Sud. Et ça, ce n’est pas possible.

Afrik : Là, vous parlez de la haine des Dioulas.

J-P D : Oui, mais il faut prendre conscience que les choses se mélangent. La classe politique joue avec le feu : pour exclure Ouattara, on va flatter la vieille peur des Dioulas apatrides, manipulateurs, usant de confréries puissantes et occultes, avec pour ciment communautaire, l’Islam et des intérêts particuliers… De même, dans l’  » autre camp  » qui défie le pouvoir dans la rue, il y a sans doute plus de nordistes musulmans qui craignent de devenir des sous-citoyens, que de partisans du parti d’Alassane Ouattara.

Afrik : Sans jouer à l’Européen égocentrique, l’apatride mesquin qui, dans l’ombre, tire les ficelles, ça ne vous fait pas penser à la bonne vieille haine des juifs sous nos latitudes ?

J-P D : Il y a un peu de ça. Alors que le pays devrait fêter l’anniversaire de l’indépendance et de la mort d’Houphouët-Boigny, on voit naître une xénophobie ethnique qui aboutit à des accords tacites entre les ethnies du Nord d’une part, d’autre part, les Bétés et Baoulés qui se considèrent comme les vrais Ivoiriens. Avant même que la question de scission soit véritablement évoquée, c’est dans les têtes que la frontière s’est déplacée, du Burkina et du Mali aux lisières des forêts du Sud/Centre.

Afrik : Est-ce un nouveau pacte entre les différentes composantes de la société ivoirienne qui doit être écrit pour sortir le pays de la crise, cette seconde République que Gbagbo a promis ?

J-P D : Certainement, mais les politiques, tant du côté du FPI et du gouvernement que du RDR, n’ont pas l’air de vouloir calmer le jeu. L’actuel président, Laurent Gbagbo a fondé sa victoire aux présidentielles sur l’idée d’une refondation démocratique. Or j’ai le sentiment que c’est l’idée nationale qui triomphe en ce moment sur l’idée démocratique. Laurent Gbagbo qui d’ordinaire offre un visage détendu et rieur, est apparu sur les écrans avec des traits extrêmement durs. Son discours a été également d’une grande fermeté : ordre est donné de tirer sur quiconque viole le couvre-feu. La télévision ivoirienne s’ingénie à donner une version officielle des événements. Il n’y a pas de débats politiques, alors que les législatives interviennent dans trois jours. Pour gouverner, l’ancien parti unique, le PDCI, et le FPI doivent s’entendre : les candidats qui se présentent seront donc élus, de toute façon. Reste à savoir comment le nouveau pouvoir va tenter de se stabiliser après les élections et s’il va y parvenir.

Afrik : Quand on sait l’instabilité de l’armée, quand on voit à quelle vitesse l’actuel président du pays s’est aliéné les sympathies acquises auprès de l’OUA, l’ONU, la France et l’Europe, ne peut-on pas penser que le passage en force est très risqué ?

J-P D : Ca dépend. Gbagbo serre les dents. Mais sa rigidité peut se comprendre, cyniquement parlant. En Afrique, les protestations internationales font vite place à la reconnaissance du fait accompli. Tant que les instances internationales traiteront avec le plus fort, Laurent Gbagbo aura raison de choisir la voie de la fermeté. En fait, la véritable inconnue, c’est l’armée qui est aussi traversée par des divisions ethniques et des jeux d’alliances instables. Des rumeurs affirment que lors des récents événements, il y a eu des échanges de coup de feu entre unités de gendarmerie. En outre, il n’est pas exclu qu’à la faveur d’autres émeutes, les militaires renouent avec le putsch.

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