Le grand écrivain marocain Tahar Ben Jelloun a été pendant plusieurs décennies un des rares amis de Jean Genet, écrivain insolite et incomparable, exigeant et épuisant, menteur, animé par la mauvaise foi, laissant libre cours à ses passions, généreux de lui-même et souvent impitoyable. Témoignage en forme d’hommage, sans complaisance.
Il faut lire « Jean Genet, menteur sublime« , de Tahar Ben Jelloun. On a tout lu sur Genet : des souvenirs, des prises de position, des critiques et des faux amis, de ceux qui feignent de comprendre, pour mieux prendre leur pose dans la distance ou au contraire s’approprier son destin. Le récit de Tahar Ben Jelloun tranche sur toute cette production. Par sa simplicité, sa modestie, sa force.
Jean Genet brûle
Il faut que dire que Genet brûle. Genet n’est pas politiquement correct, il ne l’a jamais été, il s’en est toujours gardé. Genet n’est pas policé, il n’est pas gentil, il ne fait pas d’effort. Il fallait toute la modestie, l’intelligence, la patience de Tahar Ben Jelloun pour accepter Jean Genet et au fil des années, ne lui tenir rigueur ni de ses absences, ni de ses silences, ni de ses contradictions – souvent injustes.
Les livres-témoignages ou récits biographiques que risquent de temps en temps de grands écrivains sur leurs contemporains, sont rarement justes. Le biographe sculpte sa propre statue à travers ce qu’il dit de l’autre et de leurs rapports. Il s’avantage parfois, il ne s’oublie jamais. Le tour de force de Tahar Ben Jelloun est justement à l’opposé : rester le chroniqueur, neutre par rapport aux événements qu’il relate, aux moments qu’il évoque, aux paroles qu’il rapporte.
Fidèle, sans être dupe
Tahar Ben Jelloun est attentif et affectueux, parfois un sourire d’intelligence glisse sur ses lèvres, il n’est pas dupe, mais il reste un pas en arrière face à Jean Genet et ne masque pas plus qu’il ne démasque, montre sans souligner, laisse l’ambigüité là où Genet n’a pas parlé, ou quand il mentait, ou quand il se trompait peut-être, ou encore était lui-même trompé.
La beauté du récit tient toute à cette règle d’or : l’écrivain ne cherche pas à se faire valoir, ni même à établir une vérité, il livre Jean Genet sans ambage, comme il l’a vu, comme Jean Genet s’est montré à lui. Bien sûr, les rapprochent des causes communes, des combats partagés, en faveur des Palestiniens en particulier, ou en faveur des immigrés en France. Tahar Ben Jelloun ne cache rien, ni des méthodes de travail et d’écriture, ni des défauts de Jean Genet, ses sautes d’humeur ou ses caprices, ses enthousiasmes et ses répulsions, ses dégoûts impitoyables et lucides sur autrui, ses naïvetés et ses indulgences non calculées, dictées par ses sympathies ou ses illusions parfois.
Tout est dit avec une lumière nette et bleue, comme celle de ce Maroc, théâtre d’un bon nombre des pages du livre, et des jours de Jean Genet, qui y repose désormais. Et de page en page se dégage peu à peu la silhouette à la fois drôle et désespérée de l’ancien prisonnier toujours en cavale, jamais fixé, voyageur sans bagage d’une vie engagée, qui toujours se dégage par un brusque sursaut de liberté.
La liberté, par sursauts
La leçon de Jean Genet, telle que Tahar Ben Jelloun parvient à nous la transmettre, sans rien qui pèse et qui pose, c’est d’abord et surtout cette leçon de liberté. L’esprit, le corps, la vie, ne doivent pas etre contraints, l’impulsion de vérité est au coeur de la création. C’est une exigence supérieure, supérieure à tous les intérêts secondaires, supérieure à l’argent, supérieure à la mondanité, supérieure à ce que les mortels appellent la réussite. Et c’est justement par là que Jean Genet était immortel.
L’exercice est périlleux, Tahar Ben Jelloun y parvient : tel Abdallah l’équilibriste, il tient sur le fil du rasoir, il ne juge rien, il n’outre pas sa voix, il ne dit rien de trop, ne vend pas la mèche, laisse d’autres parler sur ce qu’il ignore.
De ce livre singulier, Jean Genet s’échappe ainsi, dans un perpétuel dégagement, double exigence d’authenticité et de liberté, combattant d’une humanité belle et ferme, combattant pour la beauté et l’amour, indifférent à tout paraître, écorché de vérité.
A lire donc : Tahar Ben Jelloun, « Jean Genet, menteur sublime« , récit, Gallimard, NRF, 2010. (illustration tirée de l’ouvrage)