« Je vais fumer du haschich » est le titre d’une courte chanson de 3 minutes, en arabe, interprétée par une inconnue du nom de Luka Blue, et qui est en train d’exploser comme une bombe dans le paysage musical égyptien – et de la région.
Personne ne sait qui se cache derrière ce pseudonyme de Luka Blue, pseudonyme utilisé par une jeune chanteuse égyptienne. Mais depuis à peine un mois qu’elle a été postée sur les réseaux sociaux, sa chanson a été vue plus de 1,5 million de fois, et les commentaires sont, dans leur immense majorité, enthousiastes !
Les paroles disent :
« Ma grand’mère m’a dit : « les filles doivent porter des robes »
Ma mère m’a dit : « les filles ne doivent pas jouer avec la boue »
Ma tante, qui porte le voile, m’a dit : « chante ce que tu veux mais tu iras en enfer »
Mais mon père ne m’a rien dit, alors je fais ce qui est autorisé : je fume du haschich…
Les gens ne pensent qu’au mariage et à la décoration
Le service en porcelaine, l’or et le linge de maison
Et gare à toi si tu découches un soir ou si tu rentres tard
Et gare à toi si le portier te voit, tu ne pourras plus te marier ».
C’est la première fois qu’une chanson évoque ouvertement le haschich en Egypte – et le visuel du clip vidéo est un dessin représentant une fille avec une cigarette… insolemment plantée dans une narine ! Mais c’est surtout la première fois qu’une jeune fille parle de ce sujet, officiellement tabou. Cette chanson prouve ainsi que les choses sont en train de bouger en Egypte, et notamment grâce aux femmes.
En fait le message de la chanson est clair : c’est une critique d’un Islam que l’on prend à la lettre. Car l’islam interdisant l’alcool mais pas le haschich, la jeune fille applique à la lettre les injonctions religieuses… et s’autorise à fumer du haschich ! Et la plupart des messages postés sur le net, rédigés en arabe la plupart du temps, et semblant venir de tous pays si l’on en juge d’après les dialectes utilisés, disent avoir bien compris le « message » de la chanson, et l’apprécier pour cela ! Et fait remarquable, les garçons aussi adhèrent au message féministe, comme cet internaute qui dénonce « les punitions et l’attitude envers les filles qui consiste à vouloir sauvegarder leur honneur ».
« J’aime cette chanson, on peut voir notre société dans cette chanson », écrit un autre. Certains vont jusqu’à voir dans cette chanson… une défense de l’islam, et prônent les vertus du haschich ! « Bravo ! C’est une très jolie chanson (…) Le haschich n’est pas mauvais, au contraire beaucoup d’études démontrent son effet bénéfique (…). Ceux qui vous disent que l’islam c’est le terrorisme sont des ânes qui ne connaissent rien à l’islam qui est dans le Coran…» : le haschich au secours de la lutte anti-terroriste, pourquoi pas? Quand dans la région beaucoup connaissent l’usage que font nombre de groupes terroristes, ou de religieux extrémistes, de narcotiques, sous prétexte que l’islam ne l’interdit pas… Le « make love not war » du mouvement hippie réactualisé ici, avec les joints qui vont avec… ??
« C’est quoi cette m…? » s’indignent pourtant quelques-uns. « Dans la prochaine chanson, elle va prôner l’usage de l’héroïne ?», ironise une internaute. « Moi qui suis un homme, je vais écouter une chanson de filles ?», s’interroge un internaute, à qui un autre réplique aussitôt :« C’est la première fois que j’entends parler de «chansons de filles !».
Une révolution féministe en chanson
Car c’est bien là que réside le caractère révolutionnaire de cette chanson : pour la première fois, en effet, on entend « une chanson de filles ». C’est-à-dire que le personnage féminin incarné par la chanson n’est pas une jeune fille amoureuse (d’un garçon), comme traditionnellement dans la chanson arabe, ni une jeune fille solitaire et rêveuse qui nous fait part de ses réflexions (un cerveau pensant).
Non : pour la première fois, la chanson arabe met en scène une jeune fille qui AFFIRME HAUT ET FORT SA LIBERTÉ. Et qui ose, non pas transgresser les tabous, ce que tout le monde fait en Egypte, plus ou moins. Mais : LE DIRE. NE PAS S’EN CACHER. C’est-à-dire rompre le cercle infernal de l’hypocrisie, en matière sexuelle ou individuelle, qui gangrène toute la société, et pèse d’un poids tout particulier sur les jeunes filles et sur les femmes.
La chanson ne passe pas sur les radios arabes, mais aucune incidence car, comme en Europe, c’est d’abord par le net que les jeunes écoutent, découvrent, et échangent les musiques qu’ils aiment. Et la presse en ligne, égyptienne et anglophone, commence à relayer l’info… pour faire connaître cette chanson au monde entier !
Le haschich en Egypte, l’alcool du peuple
Le haschich est un secret de polichinelle en Egypte : officiellement prohibé, il a toujours été largement consommé dans ce pays d’Afrique du Nord – relisez Henri de Monfreid, qui en faisait trafic, et ses descriptions de cafés d’Egypte enfumés par le haschich… Mais traditionnellement, le haschich était consommé uniquement par les hommes, et dans les milieux populaires ou bien, à l’autre bout du spectre, dans les milieux artistiques ou intellectuels. Et par les femmes, comme l’alcool ou le tabac, jamais.
C’est qu’en Egypte, comme dans d’autres pays où l’Islam prohibe l’alcool, le haschich joue le même rôle que ce dernier. Consommé collectivement, entre hommes, entre amis le plus souvent, dans les maisons mais aussi dans certains cafés des quartiers populaires qui le proposent en ajout à la chicha, et, surtout, consommé modérément, le haschich joue, depuis des siècles, dans les couches populaires, le même rôle social et de convivialité dévolu à l’alcool dans les cultures européennes, et pour la même raison : son caractère aphrodisiaque. Comme « le vin gai » chanté par Ronsard et d’autres de la littérature française, ou comme le « je bois pour oublier » chanté par Boris Vian…
Ainsi, le mot «hashash » en Egypte, qui désigne le fumeur de haschich, veut dire « rigolard », « qui aime rire » dans le langage courant : car le haschich a la réputation de rendre joyeux. Et le mot « assassins » vient du pluriel de « hashash » («hashashin») et désignait à l’origine des bandes de mauvais garçons qui se retrouvaient pour fumer du haschich, et commettre quelques délits, car les plus pauvres des pauvres sont aussi, en Egypte comme partout, les premiers consommateurs de drogues…
Le haschich est tellement répandu en Egypte que le CAPMAS, l’INSEE local, a inscrit, dans le budget des ménages, une catégorie « alcool, tabac et narcotiques » – qui peut aller jusqu’à représenter 10% des budgets des ménages les plus pauvres. Et dans les maisons des quartiers pauvres du Caire, on entend souvent les femmes, reprisant une « gallabeya » (djellaba) masculine trouée par une cigarette, se plaindre d’un mari qui passe trop de soirées dehors, et qui dépense des sommes folles en haschich. Exactement comme dans « Germinal », le roman d’Emile Zola du XIX° siècle, ou dans les films français en noir et blanc des années 30 montrant les milieux ouvriers, les femmes se plaignaient de maris qui laissaient une bonne partie de leur paye au bistrot…
En Egypte, romans, films et chansons font tomber les tabous
Le tabou du haschich avait été levé une première fois, en 1954, par le romancier égyptien Youssef Idris, qui avait osé en parler ouvertement, dans une nouvelle, qui fit scandale à l’époque, et lui assura un succès considérable. Dans « Les nuits les moins chères », il imputait au haschich, et à son caractère aphrodisiaque, tout simplement … l’accroissement démographique de l’Egypte ! La démonstration était simple : pour le paysan pauvre qui était le personnage de cette nouvelle, les nuits passées à fumer du haschich avec ses amis, et à faire l’amour à sa femme à son retour, restaient « les nuits les moins chères »…
En 1959, dans le film « Je suis libre », qui connut également un énorme succès, le cinéaste Salah Abou Seif mettait en scène un personnage de jeune fille qui refusait les codes des mariages arrangés et voulait décider de sa propre vie. Dans ces années-là, les femmes en Egypte, du moins celles de la bourgeoisie, pourvoyeuse de modèles comme dans tous les pays, étaient de plus en plus nombreuses justement à fumer, à boire de l’alcool, à porter des maillots de bain deux-pièces, des robes décolletées, et à danser en couple, chose impensable dans la culture arabe traditionnelle : revisionnez les comédies musicales égyptiennes de l’époque, pour vérifier. Elles suivaient alors le modèle occidental vu dans les films américains avec Gene Kelly ou Lana Turner, qui passaient en Egypte, et voulaient vivre le romantisme des chansons d’amour françaises susurrées par Tino Rossi ou Charles Trenet à la radio, et valser comme Edith Piaf et son amoureux dans « La foule »…
Livres, films, chansons, ont un pouvoir énorme sur les esprits, qu’ont bien compris les dictatures, dans le monde arabe, en Amérique Latine autrefois, dans la Russie communiste d’autrefois, ou les régimes islamistes d’aujourd’hui, les terroristes islamistes algériens qui égorgeaient les chanteurs dans les années 90, l’Iran qui interdit aux femmes de chanter en public, la Somalie qui interdit toute chanson à la radio. C’est que la chanson peut être une bombe. Politique. Infiniment plus puissante que toutes les autres. Car immatérielle. Et donc plus durable. Et à portée géographique illimitée.