Jacques Coursil est un homme passionnant, et qui a trois passions: il est professeur de linguistique à l’université, chercheur en philosophie des mathématiques, et musicien de jazz. Nous l’avons rencontré à Paris, à l’occasion de la parution de son album Clameurs (Universal), album-message. Interview.
Né à Paris de parents martiniquais, Jacques Coursil n’a que faire des interrogations sur les racines et le passé: il se veut ancré dans le moment présent – il est passionné de musique contemporaine. Sa trompette, qui fait immanquablement penser à Miles Davis en devenant parole et voix, accompagne de grands textes de Frantz Fanon, d’Edouard Glissant, ou encore du poète arabe noir Antar. Rencontre avec un homme remarquable.
Afrik.com : Vous avez été musicien de jazz, à New York, de 1965 à 1975, puis vous avez fait une éclipse, jusqu’à vos albums « Minimal brass » en 2005, et ce dernier… Pourquoi cette pause ?
Jacques Coursil : Je n’ai jamais arrêté le langage musical, mais je ne jouais plus en public. Je me consacrais à mes travaux universitaires. Mais j’avais dans l’esprit de frapper dans quelque chose d’assez fort. Je voulais détruire la trompette. Un musicien de jazz est quelqu’un qui réinvente la manière de jouer de l’instrument. Cela faisait des années que je travaillais sur des techniques nouvelles, comme le souffle continu. Je n’écoutais plus de jazz: je n’écoutais que de la musique contemporaine – le jazz, j’en écoute depuis l’âge de 14 ans, et j’ai connu tous les grands musiciens. « Minimal Brass » montre la recherche que j’ai faite sur l’instrument. Ca a très bien marché, et Universal m’a demandé d’en faire un autre. J’ai pris des auteurs que j’aime bien: Fanon, Glissant, Monchoachi, un poète prometteur de la langue créole, et Antar, qui parle de l’humiliation qu’il subit, parce qu’il était noir. Je connais bien les pays arabes, j’ai beaucoup d’amis arabophones dans le monde, et la poésie de Antar est dans ma tête depuis longtemps. Il a des vers d’une force incroyable… Je peux fumer? Si ce crétin m’apporte un cendrier… (regard en direction du garçon de café, qui avait accueilli Jacques Coursil avec mépris, à l’égard de ce grand bonhomme noir en dreadlocks dans ce café chic de Paris…)
Afrik.com : À 20 ans, en 1958, vous partez pour l’Afrique, à Dakar. Pourquoi ce départ ?
Jacques Coursil : Il y avait la guerre d’Algérie à ce moment-là, j’étais très politisé à ce moment, et j’ai dû fuir en Mauritanie… De là je suis allé à Dakar, et j’y suis resté trois ans, j’ai vécu chez Senghor. J’étais parti pour faire de la politique: ça m’intéressait beaucoup cette histoire d’indépendances… De retour en France j’ai étudié, la musique, les lettres et les mathématiques, parce que je n’avais aucune idée de carrière: j’étudiais par plaisir. En 1965, quand j’ai su que Malcolm X avait été assassiné, je suis parti tout de suite aux Etats-Unis. J’y suis resté 10 ans.
Afrik.com : Sans connaître personne là-bas ?
Jacques Coursil : Les gens que j’ai rencontrés à New York sont des gens que je connaissais depuis que je suis enfant. Parce que le jazz à Paris était très important dans les années 50. Je fréquentais les musiciens américains, tous les grands maîtres, Miles Davis, Sonny Rollins,… Sarah Vaughan me caressait la tête, quand elle chantait à la Rose Rouge. Le lendemain de mon arrivée à New York, je travaillais déjà.
Afrik.com : À New York vous vivez une vie de musicien…
Jacques Coursil : Oui, pendant la moitié de mes années là-bas. C’était très lucratif. Et un jour, j’ai vu l’annonce d’une conférence sur la philosophie des mathématiques, je suis entré. Et comme la musique rapportait moins d’argent à ce moment-là, je suis resté chez moi à travailler. J’étais invité dans les grands séminaires, car il n’y avait pas de blacks qui étudiaient quoi que ce soit à cette époque – il n’y en a toujours pas beaucoup à l’université – donc ils m’accueillaient à bras ouverts !
Afrik.com : Puis vous rentrez en France en 1975…
Jacques Coursil : J’ai enseigné à l’université de Caen pendant 20 ans. J’ai passé ma thèse en 1977, sur la théorie des actes de langage. Je ne faisais plus de musique. Puis un jour j’ai traversé la pelouse, pour aller en Sciences, et en 1992 j’ai fait une thèse de Sciences, en informatique et linguistique théorique. J’avais trouvé deux théorèmes! Qui marchent encore !
Afrik.com : La trompette a un lien avec la voix humaine, vous qui travaillez sur le langage…
Jacques Coursil : La trompette c’est un tambour à bouche. Un instrument d’appel. La trompette clame – d’où le titre de l’album, « Clameurs ». La trompette, c’est fait pour chanter, pour danser, et pour parler, et quand je n’y entends pas ces trois choses, il me manque quelque chose. Le cri est une chose très importante, j’ai beaucoup travaillé là-dessus, c’est toute l’histoire de la colonisation. Le cri est toujours étouffé. Si je vous appelle, vous n’entendrez pas nécessairement, parce que le cri peut se perdre dans ma voix.
Afrik.com : Dans votre jeu, vous faites de la trompette une voix humaine…
Jacques Coursil : Ça, c’est le résultat de mes 30 ans de travail. Ce n’est pas naturel. Il a fallu d’abord que je défasse la trompette, que je perde toutes mes belles habitudes. J’ai trouvé ma voix. Et à partir du moment où elle est là, on ne peut plus la retenir, elle est là, donc il faut jouer.
Afrik.com : D’où le retour à la musique, après toutes ces années ?
Jacques Coursil : Oui, c’est ça. De là « Minimal Brass », et cet album. Et ça marche: le son est là. C’est moi. Ca me ressemble de l’intérieur. Pas au sens psychique, mais au sens de colonne d’air. C’est moi en double.
Afrik.com : Comme un prolongement organique de vous-même ?
Jacques Coursil : Oui, c’est ça. Il faut chercher. Et alors ça demande un parcours de son corps, qui prend de longues années, c’est un grand yoga, un grand zen, un parcours très initiatique, très fort, et moi je ne suis pas disciple pour un sou, mais je suis passé par là, quand même. Et comme ça n’est que du souffle, tout est basé chez moi sur le souffle continu, ça m’a tourné la tête, fortement. C’est une manière de respirer. La trompette, c’est un instrument pour entendre, c’est un porte-voix. Moi je parle de choses pour que les gens entendent, je joue les choses pour que les gens réentendent le bruit du monde. Je joue le cri du monde. Je ne l’ai pas inventé: je suis l’écho de ça. Et je pense que quand on entend le cri du monde, on se reconnaît assez bien dans ma musique. Parce qu’on ne fait pas de la musique en écoutant de la musique: il faut écouter le monde. Il faut entendre les autobus passer, le type qui braille après son employé,…
Afrik.com : En 1995, vous décidez de vous installer en Martinique : c’est un retour aux sources ?
Jacques Coursil : Je suis né à Paris, mais je n’aime pas cette ville. Je ne m’y suis jamais senti chez moi. La Martinique est le seul endroit où je me sente chez moi. J’y ai enseigné 10 ans. De temps en temps les jeunes rappeurs disent « La France, pourquoi elle ne m’aime pas? » Moi je n’en ai rien à f… qu’elle ne m’aime pas! Le racisme, ça ne me concerne pas: l’autre n’est pas un raciste, c’est un crétin! (rires) C’est pour ça que j’ai pris ce texte de Fanon: « je ne suis pas esclave de l’esclavage »…
Afrik.com : Fanon n’est pas du tout dans le discours de la repentance…
Jacques Coursil : Oui, et c’était en 1952, avant la guerre d’Algérie! Et c’est parfaitement opportun aujourd’hui, dans le climat raciste de l’Europe et des Etats-Unis. Les Français ne sont pas racistes: ils sont paumés!
Afrik.com : Vous avez des enfants ?
Jacques Coursil : Oui, ma fille a 22 ans, elle est à Sciences-Pô et elle prépare l’ENA, et mon fils vient de sortir de l’Ecole des Mines. J’ai été là pour leur montrer le monde. Pour moi un enfant qui ne connaît pas la poésie, c’est un pauvre petit malheureux. J’ai beaucoup voyagé avec mes enfants, je les ai emmenés dans tous les musées du monde. Ils ont lu: quand on est enfant, il y a des livres qu’on ne peut plus lire après, ils ont lu les livres au bon âge. C’est ça qui m’intéressait dans mon rôle de père.
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