Lucien Badjoko s’est engagé à 12 ans dans les forces rebelles de Laurent-Désiré Kabila. Il a été enfant soldat pendant 5 ans en république démocratique du Congo. Aujourd’hui, avec l’aide de la journaliste française Katia Clarens, il raconte cette terrible expérience dans un livre, J’étais enfant soldat. Un livre rempli d’horreurs mais aussi d’espoir : Lucien a repris ces études. Il est actuellement en droit à Kinshasa.
Lucien Badjoko aura 20 ans en octobre prochain. Crâne rasé de près, sourire enfantin et chemises impeccables, il ressemble à un étudiant en droit de Kinshasa de bonne famille. Lucien est effectivement de bonne famille et poursuit des études de droit. Mais Lucien n’a pas grandi comme n’importe quel enfant. Un jour d’octobre 1996, il a quitté la maison familiale de Bukavu et, en sortant de l’école, a rejoint le mouvement rebelle de Laurent-Désiré Kabila pour renverser Mobutu. A 12 ans, Lucien est devenu un enfant soldat, un kadogo (« trop petit » en swahili).
« Je voulais être un héros dans l’histoire de mon pays », indique-t-il dans le livre qu’il a co-écrit avec la journaliste française Katia Clarens, J’étais enfant soldat. Il justifie son geste par la haine des forces armées zaïroises et sa fascination pour les films d’action qui lui ont donné l’envie de manier les armes. « Quand a commencé la rébellion pour faire tomber le Léopard, j’ai voulu m’engager. Je suis parti volontairement pour libérer ma famille et mon pays de la dictature », explique-t-il aujourd’hui. C’est avec cette idée naïve en tête qu’il débarque au centre de formation de Kagera, au Rwanda, où s’entraînent les rebelles. Des dizaines d’enfants, comme lui, y sont venus – de gré ou de force – apprendre à « jouer » à la guerre.
Les bons petits enfants soldats
Mais, au centre, comme plus tard sur le front, Lucien découvre bien vite que ce n’est pas un jeu et que les enfants sont traités comme des adultes. Mêmes entraînements, mêmes mauvais traitements, mêmes armes. Pour supporter tout cela, Lucien n’a pas le choix : « Au matin du 11e jour [au centre], je me suis réveillé décidé à devenir un soldat. Un bon soldat. Je serais militaire. Oui. C’est sans doute grâce à cette décision que je ne suis pas devenu fou », écrit-il. Lucien a vécu deux guerres, a vu ses camarades sauter sur des mines ou se faire faucher par les balles. Il a tué, mutilé, torturé et a lui-même été très gravement blessé à plusieurs reprises.
« A la guerre, les enfants ne craignent rien et sont les plus résistants. Ils sont facilement manipulables, obéissent aux ordres, ne connaissent pas la valeur de la vie et n’ont aucune conscience de la mort », précise-t-il.
Bourreau ou victime ?
A la lecture du livre, on se rend compte que ce qui a sauvé Lucien, pendant toutes ces années d’horreur, c’est d’abord sa foi en Dieu, puis une volonté hors du commun. Une volonté qui le pousse à mettre sa famille aux oubliettes pour ne pas souffrir en se remémorant les bons souvenirs et à garder en tête son envie de retourner à l’école. Le 18 décembre 2001, 209 enfants sont démobilisés par Bureau national de démobilisation et de réinsertion pour les enfants soldats, le Bunader. Lucien en fait partie. Il a 17 ans depuis 2 mois. Après un passage par le centre de transit et d’orientation de Kimwenza, il quitte la vie militaire en avril 2002. En juin, il décroche son bac. En octobre, il s’inscrit à l’université.
Aujourd’hui, il dissimule ses séquelles physiques et psychiques derrière un détachement douloureux et un discours construit et rationnel. Il insiste : « Je ne suis pas un cas particulier. Beaucoup d’enfants soldats sont récupérables, j’en connais au moins 6 qui sont à l’université avec moi, d’autres sont à l’école secondaire. Au début, je voulais faire un métier qui permette de sauver des vies et entamer des études de médecine. Finalement, j’ai décidé de devenir avocat. » Ancienne machine à tuer hantée par des cauchemars et les souvenirs de ceux qu’il a torturés, Lucien est « resté dur pour ne pas devenir fou ». Il a reconstruit sa vie, loin de sa famille génétique. « J’ai perdu mon affection pour ma famille. Mes amis soldats, ceux qui ont partagé mes souffrances, sont plus proches de moi. Je vis dans l’hypocrisie. Mes amis proches connaissent mon histoire mais les personnes que je fréquente à l’université ignorent tout. Les gens ont du mal avec les militaires, si je leur disais ce que j’ai fait, ils auraient peur de moi. »
A-t-il des remords ?
« Je me pose la question tous les jours : suis-je un criminel, un héros, un innocent, une victime ? Je n’ai toujours pas trouvé de réponse… A 12 ans, on n’a pas toutes les capacités pour comprendre, on n’est pas responsable de ses actes. On applique, comme les adultes, le principe de la guerre : celui qui trouve l’autre le premier le tue. Et même si vous quittez la vie militaire, celle-ci reste toujours un peu en vous. Elle transparaît dans vos réactions, votre façon de voir et de gérer les choses. C’est une histoire sans fin. » Lucien, qui avoue dans le livre avoir aimé « la musique des armes », chante aujourd’hui à la chorale de l’église catholique St Christophe, à Kinshasa. Il est toujours aussi croyant. Lui, qui a dormi dans la boue et la forêt, loue aujourd’hui une maison dans Kin avec un ami.
Exorciser par l’écriture
Il est à l’origine de la création de l’Ambassade des enfants soldats démobilisés. « Avec d’autres amis démobilisés, nous voulions mettre en place une structure pour aider les enfants soldats et sensibiliser ceux qui sont restés ou sont retournés dans l’armée. Beaucoup se retrouvent coincés : ils sont loin de leur famille, sans argent, n’arrivent pas à reprendre une vie civile, alors ils retournent au camp… On essaie de leur faire prendre conscience que lorsque la situation aura évolué et que la paix sera revenue, ils ne seront plus rien. Ce ne sont pas des militaires mais des combattants. Ils doivent s’instruire pour préparer leur avenir. Sinon, qui prendra la relève ? C’est notre génération qui va être appelée à assumer des responsabilités dans les prochaines années, nous devons nous conscientiser, sortir de l’exploitation, trouver notre liberté individuelle. »
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Pour exorciser, Lucien a aussi fait l’effort d’écrire le livre. « L’écriture m’a aidé à me défouler. Je voulais montrer la vie d’un enfant dans la guerre, son rôle dans les forces combattantes et le drame qu’il y vit. C’est difficile à raconter. J’ai mis deux mois à être en confiance avec Katia, à être totalement sincère avec elle. Il m’a fallu du temps pour m’ouvrir. » De son côté, Katia Clarens, journaliste au Figaro Magazine, explique : « J’ai rencontré beaucoup d’enfants soldats, filles et garçons. Lucien étant francophone, cela a favorisé le contact. Mais c’est surtout son intelligence et sa capacité à raconter les choses qui m’on séduite.
Chaque enfant soldat est unique
Beaucoup d’enfants sont tellement traumatisés qu’ils ne peuvent pas parler. Lorsque Lucien m’a fait parvenir 15 pages sur sa vie par la valise diplomatique, je me suis dit que c’est avec lui qu’il fallait que je travaille. » Elle précise : « Avec ce livre, nous ne prétendons pas être les porte-paroles de tous les enfants soldats. La trajectoire de Lucien n’est pas représentative de tous les enfants soldats de RDC. C’est juste une expérience individuelle. » Aujourd’hui, Lucien n’a qu’un seul objectif : réussir ses études. Il en oublie presque d’être rancunier envers ceux qui l’ont armé, manipulé et pour lesquels il a mis sa vie en danger sans contrepartie… Il conclut, tout simplement : « Mon histoire n’est ni pire ni meilleure qu’une autre. C’est la mienne, c’est tout. »
J’étais enfant-soldat de Lucien Badjoko, avec Katia Clarens, éditions Plon.