L’apprentissage : J comme Jazz. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre courant 2007.
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
J
JAZZ
Pour Jean-Paul Dorocq, mon professeur de musique
Le chauffeur de taxi qui me raccompagne est branché sur TSF, la station de jazz que j’aime écouter aussi. Il écoute souvent cette radio me dit-il, il aime bien le journaliste Jean-Michel Proust. Avant, quand il travaillait la nuit, il écoutait France-Inter, il aimait l’émission « Les choses de la nuit ». Oui il est Tunisien, et il adore le jazz, qu’il a découvert en France. Nous parlons de jazz, d’émissions de radio, et je me demande soudain: à Tunis, quel chauffeur de taxi connaîtrait-il le jazz ? Aurait cette culture musicale?
Moi aussi, comme ce chauffeur de taxi, c’est par la radio que j’ai découvert le jazz en France. Et la musique classique. Et les musiques du monde. Je dois ma formation musicale, adolescente, à France-Musique et à FIP, et je dois encore à la radio nombre des heureuses découvertes que je fais encore aujourd’hui. La radio, culture pour tous, la démocratie faite culture: pour moi c’est aussi cela, l’Occident.
Mes parents ne sont pas mélomanes, juste amateurs de musique, et nous n’avions emporté que quelques disques dans notre émigration: « Les quatre saisons » de Vivaldi, un concerto de Grieg, « I love Paris » de Cole Porter, des disques d’Eroll Garner et d’autres musiques d’ambiance pour leurs soirées dansantes, les chansons de Fayrouz et la musique orientale de ma mère, les premiers 45 tours des Beatles et autres vedettes des années 60, de ma sœur aînée, et nos disques d’enfants – « Claude François chante pour les petits », «Chansons pour le camp », et « Comptines et chansons de France ».
C’est donc par la radio que j’ai fait l’apprentissage de la musique classique. D’abord par FIP, qui, dans les années 70, passait souvent des musiciens baroques, alors en vogue: Vivaldi, Tartini, Corelli, et autres compositeurs italiens, pièces joyeuses et dynamiques qui enchantèrent ma jeune âme, incluant parfois une tonique trompette. Ces pièces me donnèrent envie d’aller plus loin dans la musique classique, et sur France-Musique je trouvai de quoi combler ma curiosité. De retour de l’école, j’enregistrais le soir, sur des cassettes – les appareils faisaient alors radio et cassette en même temps – les morceaux qui me plaisaient : un concerto de Beethoven avec Brendel, un quatuor de Schubert avec Casals. Au supermarché de la ville, car il n’y avait pas de disquaire dans notre petite banlieue, j’achetai mes premiers 33 tours, dans des collections à moins de 20 francs – m’autorisant parfois le luxe d’un Deutsche Gramphon, label prestigieux.
Le goût de la musique classique m’a enracinée en Europe. Tout comme, par son goût du jazz, ce chauffeur de taxi tunisien s’est enraciné en France. Et je sais que c’est aussi par mon amour de la musique classique que je suis européenne. Car aimer la musique d’un peuple, vibrer à ses inflexions, c’est communiquer avec la partie la plus sensible, la moins dicible, la plus enfouie, d’une civilisation. Qui est la plus importante, bien plus que ses réalisations techniques ou ses modes de vie apparents. Aimer la musique d’un peuple, cela signifie partager le plus important : l’émotion, avoir en commun la même sensibilité, et vibrer de la même manière pour les joies et les peines. Vivre ensemble les mêmes émotions, c’est l’échange le plus profond, le plus intime, que l’on puisse vivre. L’accord parfait.
Par une lourde journée d’hiver, c’est bien sûr « Le voyage d’hiver » que j’aime écouter, et qui me semble traduire parfaitement l’atmosphère de ces journées d’Europe blanches et muettes, où la mélancolie vous envahit parfois. Ou les quatuors de Schubert, leur grâce et leurs tourments. Lorsque je suis d’humeur joyeuse, c’est Vivaldi ou Strauss (les valses!) que j’aime écouter. Et rien n’exprime mieux à mon sens tous les visages de l’amour que les opéras de Mozart, et mon âme de femme se reconnaît totalement dans ces airs tantôt languides, passionnés, badins, furieux ou tendres, avec lesquels Mozart a su traduire l’infinie palette du sentiment amoureux féminin – c’est pour comprendre les livrets des opéras de Mozart que j’entrepris, il y a quelques années, d’apprendre l’italien – que je maîtrise à peu près aujourd’hui.
C’est aussi par le jazz que je m’enracine en Europe. Car le jazz, c’est la liberté. Et la liberté est pour moi le symbole même de l’Occident. Le musicologue camerounais Francis Bebey disait qu’en Afrique, le plus important est de créer la note la plus originale possible: c’est l’inventivité, et non la virtuosité, qui fait le bon musicien. Quand la musique classique européenne n’avançait que prudemment depuis des siècles, quand la musique arabe pareillement reproduisait la musique classique andalouse ou bagdadi des siècles précédents, le jazz venait apporter une véritable révolution : le libre choix, l’improvisation, la décision d’aller là où les autres ne sont jamais allés, la liberté de se singulariser, de rompre la règle, qui résument pour moi tous les acquis et toutes les libérations du XX° siècle en Occident.
Le jazz, c’est aussi la joie pure, la joie qui éclate d’un rire tonitruant, à la manière du rire des Africains dont le jazz est l’enfant, le jazz c’est la joie d’aimer qui s’affiche franchement. L’homme – et la femme aussi ! chose inconcevable dans le monde arabe, et même, avant le jazz, dans le prude Occident – qui osent chanter devant tous qu’ils sont fous amoureux, que ça les rend follement heureux. (Car dans les chansons arabes, l’amour est souvent impossible ou déçu: Oum Kalthoum c’est beau mais c’est triste). Qu’un Louis Armstrong ou une Billie Holliday osent chanter devant tous « Let’s do it » ou « My man », cette irruption de l’amour physique – et pas seulement sentimental – dans le répertoire chanté, c’est pour moi le symbole de l’Occident d’aujourd’hui, et de la plus grande décontraction, ou franchise, par rapport aux relations hommes/femmes, que le monde arabe. (Voilà pourquoi Khaled connut un succès fulgurant dans les années 80: pour la première fois, quelqu’un osait chanter, en arabe, « nous avons fait l’amour » – explicite d’une relation amoureuse qui restait auparavant dans le non-dit ou la métaphore).
Mon amour de la musique classique signifie que j’appartiens à l’Europe, culturellement, émotivement, avec mes sens. De la même manière qu’elle appartient aussi à un Japonais épris de Debussy, à un Argentin amoureux de Beethoven, même s’ils ne sont jamais venus ici.
Mon amour du jazz signifie que j’appartiens à l’Occident d’aujourd’hui, libéré et moderne. Que je suis une femme qui choisis ma vie et vais où bon me semble, et non où me dictent les convenances sociales. Une femme d’Occident. Même si je suis née en Orient.