Islam : la gauche française face à elle-même


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Couverture du livre
Couverture du livre

Paru au début de l’année, le livre « La gauche », les Noirs et les Arabes porte mal son nom. Plus que des Noirs, c’est d’islam et de racisme anti-maghrébin qu’il est question. Laurent Lévy s’attache à y démontrer la pénétration des préjugés racistes dans la gauche française, jusque dans les organisations d’extrême gauche traditionnellement les plus antiracistes. Une saine dénonciation des fantasmes qui accompagnent la crainte irraisonnée d’une menace islamiste.

« La gauche ». Les guillemets dans le titre font lever les sourcils. Au vu de la large fracture qui la traverse, Laurent Lévy vient à douter de son existence. Gauche gouvernementale ou extrême gauche, partis comme associations, presque tous les mouvements sont touchés. Un fossé mis en lumière en 2003-2004 par un débat d’une grande intensité sur la question du foulard, qui a abouti au vote d’une loi sur les signes religieux ostensibles, comprendre « le voile ». L’auteur dénonce avec vigueur la pénétration de préjugés racistes jusque dans les idées des groupements les plus radicalement ancrés à gauche.

« La gauche », les Noirs et les Arabes a le mérite de mettre en perspective les polémiques plus récentes, déclenchées dans le sillage du débat sur l’« identité nationale ». La cible des attaques, rarement désignée explicitement, reste en effet la même : les descendants d’immigrés maghrébins, dont la tradition musulmane représenterait une menace pour la France. Si vous n’avez pas l’impression d’assassiner Robespierre une seconde fois quand vous mangez un Quick halal, vous pourrez trouver dans ce livre matière à réflexion.

Séparer le bon grain de l’ivraie

On est loin du pamphlet qu’on pourrait attendre, de la part d’un acteur à part entière du débat sur le voile à l’école. Laurent Lévy est après tout le père de deux jeunes filles exclues en 2003 d’un lycée d’Aubervilliers pour avoir refusé de retirer un « foulard léger ». C’est en fait dans une plaidoirie pour le droit à l’indifférence que se lance l’ancien avocat du Mrap, en s’attaquant à l’usage rhétorique des luttes de la gauche pour la laïcité et le féminisme pour justifier l’adhésion à une dérive réactionnaire. Et l’argumentation n’est pas sans convaincre.

L’anticléricalisme de gauche hérité du XIXe siècle est désormais mobilisé contre l’islam, au fonctionnement interne pourtant différent du catholicisme. Monde politique et médias tendent d’ailleurs à mettre en avant des exemples de « musulmans modérés » pour palier un déficit de hiérarchisation des autorités religieuses et servir d’exemple aux fidèles ignorants. Cet aspect, remarqué par Laurent Lévy, trouve une résonance particulière dans le cadre du débat actuel sur la burqa. L’imam de Drancy Hassen Chalghoumi, favorable à la rédaction d’une loi d’interdiction, est en effet devenu un martyr de la cause républicaine après une fausse agression par « quatre-vingts islamistes ». C’est pour Laurent Lévy la peur d’un intégrisme musulman plus ou moins fantasmé qui a guidé l’instrumentalisation première de l’intouchable principe de laïcité.

La rhétorique féministe sert quant à elle à justifier le cliché raciste du « garçon arabe » ou du « barbu », dénonce Laurent Lévy. Pour expliquer son raisonnement, il s’étonne que le voile à l’école soit presque considéré comme « la dernière Bastille à faire tomber pour parachever l’émancipation féministe ». Car si pression sociale il y a, l’auteur en conteste la nature. L’explication confortable d’une imposition familiale du voile ne tient pas, selon lui, face au témoignage des principales intéressées. Il s’agit plus, selon les analyses sociologiques auxquelles il se réfère, de l’interaction de facteurs comme une recherche d’identité, une volonté de différenciation culturelle face au modèle dominant ou encore une démarche religieuse personnelle.

En un mot, la situation à Clichy-sous-Bois n’est pas la même qu’à Kaboul. La stigmatisation du foulard crée d’ailleurs un effet inverse, en réaction aux injonctions d’une classe politique désavouée. L’élément le plus en contradiction avec l’idéal féministe est en effet pour Laurent Lévy l’exclusion requise contre les jeunes musulmanes voilées, quand c’est précisément à l’école que sont enseignées les valeurs républicaines. Une critique qui répond là encore à l’actualité récente avec l’opposition d’une majeure partie de la classe politique à la participation aux élections régionales d’une militante voilée du NPA, lui interdisant de fait la participation à la vie de la cité.

La racine du mal

L’auteur ne manque pas de rappeler que la position « prohibitionniste » n’a émergé à gauche qu’après une récente « révolution conservatrice ». Mais c’est là que le livre atteint ses limites. L’auteur pointe les sous-entendus racistes de la dénonciation d’une supposée menace islamiste intérieure, mais il manque d’aller au bout de son raisonnement. L’adhésion progressive à une thèse dérivée de la théorie du choc des civilisations rhabillée à la hâte de valeurs de gauche est certes bien décrite dans le jeu des confrontations internes au PCF ou à la LCR (futur NPA). La démonstration est tout aussi éclairante quant aux pressions internes aux mouvements pour s’éloigner d’une posture « trop » bienveillante envers le voile et donc jugée complice de l’islam radical. L’auteur montre enfin clairement le relatif paternalisme qui a poussé les partis constitués à se méfier en 2005 de l’initiative autonome des Indigènes de la République d’ouvrir le débat sur la persistance de la question coloniale malgré la décolonisation.

Mais Laurent Lévy manque d’expliquer un peu plus l’origine idéologique du discours tenu, au-delà de quelques uns de ses relais dont il cite le nom, comme Philippe Val ou Caroline Fourest. Dans La réaction philosémite, ouvrage publié l’an dernier, Ivan Segré décortique par exemple un ouvrage important pour comprendre le phénomène dénoncé par Laurent Lévy, intitulé Les Territoires perdus de la République. Paru en 2002, ce recueil de témoignages d’enseignants de banlieue a fortement influencé le milieu politique au point que son titre y est aujourd’hui devenu une expression courante. Ivan Segré démontre pourtant que derrière la dénonciation d’une supposée influence islamiste (et donc antisémite) dans les écoles est surtout développé un récit aux connotations xénophobes, rédigé à coups de détails surinterprétés.

L’ouvrage fut coordonné sous pseudonyme par l’historien Georges Bensoussan, représentatif d’une pensée dont il est dommage qu’Emmanuel Lévy n’ait évoqué que les courroies de transmission. A trop se concentrer sur la montée en puissance d’une gauche empreinte de républicanisme « paternaliste » et « nationaliste », l’auteur en oublie de relier ses idées à une mutation de la droite réactionnaire. C’est pourtant cette dernière qui s’épanouit pleinement dans des polémiques à répétition sur la place des Français de culture musulmane, renvoyés à l’origine de leurs parents ou grands-parents. À ce titre, plus encore que de racisme, c’est de son apathie politique que la gauche française se rend coupable.

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