Islam et « esclavage » ou l’impossible « négritude » des Africains musulmans


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Arts nègres 1966
Illustration festival des arts nègres 1966

L’islamisation de l’Afrique subsaharienne s’est accompagnée d’une entreprise massive d’asservissement des païens. Cet esclavage musulman et la traite «orientale » qu’il a impliquée demeurent refoulés par les Africains comme par les Occidentaux. L’Historien Jean Schmitz revient sur les raisons de ce silence et éclaire sa portée : de l’Afrique de l’Ouest aux banlieues françaises en passant par le Maghreb.

De notre partenaire Africultures

Par Jean Schmitz

On voudrait mettre en rapport la stratégie de visibilité d’une minorité « noire » en France regroupant Africains et Antillais avec la création du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) à la fin 2005 (Ndiaye 2005), construite à partir de la mémoire de l’esclavage, et le relatif silence des immigrés musulmans originaires d’Afrique de l’Ouest à cet endroit.

Symétriquement, on est frappé par l’absence de recours à la rhétorique islamiste par les mêmes jeunes « blacks » des cités durant l’incendie des banlieues de novembre 2005. Nous voudrions montrer que le « grand récit » mettant en continuité l’esclavage, la colonisation, l’émigration et la discrimination à l’embauche permet le retournement de la stigmatisation liée à la couleur de la peau dans la mesure où il se situe à l’intérieur d’une sphère occidentale et chrétienne (non confessionnelle), comme l’ont fait dans les années 1930 Léopold Sédar Senghor (Vaillant 2006) et Aimé Césaire, puis après 1945 Alioune Diop (Jules Rosette 1992) et Frantz Fanon. À l’inverse, nous tentons ici de montrer qu’une telle opération, dont nous ne pouvons développer les conditions, est difficilement possible dans la sphère musulmane, sinon au prix de malentendus débouchant sur des violences et cela pour deux raisons principales.

L’esclave est défini comme non musulman

En Afrique de l’Ouest, au sens large incluant le Sahara et le Sahel, « l’esclavage » et la « négritude » ont moins une valeur « ethnique » ou raciale que morale et religieuse, en l’occurrence islamique car liée à la doctrine du jihâd : l’obligation étant faite à tout croyant de mener la guerre sainte afin d’asservir les païens, l’esclave est défini comme non musulman. À partir du moment où l’Afrique (Côte d’Afrique de l’Est et Afrique subsaharienne) devint la principale zone pourvoyeuse d’esclaves de la traite orientale, la négritude devint synonyme de servitude (Lewis 1993) et corrélativement la noirceur de la peau fut associée à un déni d’islam.

On assiste aujourd’hui à la réactualisation des violences culturelles et sociales induites par ces assimilations, autant au Maghreb qu’en Occident. D’une part, la politique d’externalisation et de délégation aux États du Maghreb du contrôle des migrations des Subsahariens menée par les États européens, met en lumière l’attribution du qualificatif « d’esclaves », ‘abid (sg. ‘abd) à ces derniers (Aouad-Badoual 2004), comme en Libye et ce depuis plusieurs années (Bensaad 2005).

D’autre part le même sobriquet « d’esclave » utilisé à l’endroit des migrants africains musulmans dans les cités et les banlieues de France n’est pas seulement une métaphore puisqu’il légitime la réticence des Maghrébins à voir des mosquées dirigées par des Africains ou à prier derrière un imam noir (Diop et Michalak 1996, Diouf 2002, Soares 2004). C’est un des principaux éléments permettant de comprendre la très faible représentation de l’Islam africain aussi bien au niveau politique du Conseil français des musulmans de France (CFCM) qu’au sein de l’espace public en France (rassemblement religieux, lieux de prière, mosquées…) et plus largement l’impossible identification à une « umma »[[<1> L’umma est la communauté musulmane ou la communauté mondiale des croyants. Elle a un triple sens : communauté mondiale car dispersée de l’Indonésie à l’Afrique de l’Ouest, regroupement unitaire dépassant les divisions sectaires et enfin utopie d’une communauté imaginaire (Anderson) qui dépasse les divisions internes, la guerre civile (la fitna) qui est la grande obsession de l’islam depuis la division chiites / sunnites.]] imaginaire, à la fois gage de moralisation mais aussi terreau de l’islamisme radical et du jihâd d’Al Qa‘ida (Mohammad-Arif et Schmitz 2006).

Islamisation et mise en esclavage des païens

Ce déni d’islam, qui procède de l’impact du réformisme musulman et du nationalisme arabe du XXe siècle au Maghreb, réduit à néant la longue et vénérable entreprise intellectuelle et religieuse des savants musulmans africains qui s’appliquèrent à déconnecter la couleur de la peau de l’islam. Instaurant une distance critique par rapport à « l’ethnographie arabe » dualiste reposant sur le couple bîdân (Blanc) / sûdân (Noir) et assimilant ce dernier à un païen ou idolâtre (kafir), un savant de Tombouctou pris par les Marocains avant d’être libéré, Ahmed Baba (1556-1627), élabora une « ethnographie religieuse » (Robinson 2004) distinguant, à l’intérieur des Noirs, les musulmans des païens, et corrélativement interdisant la capture d’esclaves parmi les premiers mais l’autorisant parmi les seconds.

Cette distinction fut lourde de conséquences puisque près de deux siècles après, elle fut au fondement des jihâd des XVIIIe et XIXe siècles dont les plus importants furent celui de Sokoto (Nord du Nigeria actuel) mené par Uthman dan Fodio vers 1810 et d’al-Hâjj Umar au Mali au milieu du XIXe siècle (Robinson 1988, Schmitz 2006). La création de cet archipel d’États musulmans qui s’égrenèrent du Sénégal à l’Ouest jusqu’au Nigeria et au Cameroun à l’Est fut un phénomène à double face. Car la lutte contre la mise en esclavage et la traite atlantique au nom de l’interdiction de capture d’un musulman fut à la fois le moteur de l’islamisation (Diouf 1998), en créant des États qui étaient autant de zones refuges, et simultanément la légitimation d’une entreprise massive d’asservissement des païens situés plus au sud du Sahel, en Guinée, Mali, Burkina, Cameroun.

En effet, ces guerres saintes inaugurèrent des traites et des mises au travail des esclaves au sein de plantations internes à l’Afrique, (Meillassoux 1986, Lovejoy 2002, 2004, Pétré-Grenouilleau 2004) ainsi que des opérations de colonisation au nom de l’islam, ces dernières se poursuivant sous des formes pacifiques jusqu’à aujourd’hui (Schmitz 2006). Avant de poursuivre, mesurons l’importance de cette reconfiguration comportant deux facettes de l’identification entre la couleur de peau, l’élément médian et l’islam d’une part, la catégorie servile d’autre part.

Des musulmans ouest-africains se qualifient de « Blancs »

Premièrement, le dualisme blanc-noir fut réservé à la sphère religieuse et à celle du caractère de la personne, la blancheur du « cœur », siège de l’intelligence et de la volonté étant opposée à la noirceur de la dissimulation (Taine Cheikh 1986). Aussi les musulmans d’Afrique de l’Ouest (Soninke, Peuls / FulBe / Fulani) se qualifièrent-ils de « Blancs » (du point de vue religieux) au grand étonnement des voyageurs occidentaux du début du XIXe siècle qui pratiquaient une observation de type « sensualiste » assurant le passage du physique au moral. Ces derniers étaient en quête de « races » identifiées et mesurées au nom du paradigme naturaliste de « l’anthropologie » (physique) (Broca). Ne pouvant expliquer la présence de Blancs parmi les Noirs, ils inventèrent des migrations en provenance de l’Orient (Robinson 1988, Botte & Schmitz 1994).

En second lieu se répandit particulièrement au Sahara et au Sahel une ethnographie ou une raciologie non pas dualiste mais comportant trois termes, en ajoutant au couple Blancs / Noirs, celui de Blancs / Rouges (ou d’autres termes de couleur) décliné en arabe ou en Tamasheq (berbère des Twaregs) (Lewis 1993). Les « Rouges » servaient à qualifier les nobles au statut ambigu, comme les Haratîn du Sahara occidental (Mauritanie, Maroc), affranchis ou descendants d’esclaves « noirs » mais musulmans et « arabophones ». Échappe également au dualisme l’appellation des Noirs musulmans de Mauritanie qui ne sont pas désignés en arabe hassaniyya par l’antonyme de Blancs (bidân), sûdân – réservé aux ‘abd et Haratîn – mais par le terme kwâr désignant la couleur vert foncée d’origine tamasheq (Taine Cheikh 1986).

Enfin, le dualisme moral fut affecté à ces catégories ambiguës. En effet, les esclaves ou affranchis compris dans cette zone du Sahara et du Sahel sont moins stigmatisés par rapport à leur couleur de peau que pour leur absence de vergogne ou de sens moral (Klein 2005). Cela renvoie à des codes de l’honneur et de la générosité transmis par la généalogie (Botte 2000), qui sont des lieux communs des sociétés des milieux arides ou désertiques et non des sociétés musulmanes à proprement parler, ces dernières valorisant l’aumône et le don pour recevoir la bénédiction. Aussi l’islamisation de ces catégories qu’on rencontre aussi bien au Nord qu’au Sud du Sahara ne suffit pas à les émanciper.

Une sous-estimation de la traite « arabe »

Cette déconnexion entre couleur de peau, islam et esclavage et le dépassement du dualisme Blanc-Noir par une ethnographie à trois termes n’ont duré qu’un temps et ont été limités à Afrique de l’Ouest, à la fois par la raciologie occidentale et par l’arabisation qui a remis en pratique « l’ethnographie arabe ».

Le dualisme Noirs / Blancs, construit aux États-Unis par des dispositifs à fabriquer de la race (race making institutions) que sont après l’esclavage, l’hyper ghetto et l’incarcération de masse des Afro-américains (Wacquant 2005), a dominé l’interprétation des violences qui opposèrent Sahariens (bîdân donc blancs) et Sahéliens (noirs, négro-mauritaniens…) au cours des années 1990 : « événements sénégalo-mauritaniens » de 1989 jusqu’à 1992 assimilés au conflit du sud Soudan (Bullard 2005) et rébellion puis chasse aux Twaregs au nord du Mali entre de 1990-1996 (Maiga 1997).

Au Proche-Orient comme au Maghreb, cette construction a été recouverte par le nationalisme arabe dont l’islamisme est un héritier et qui pratiqua une « politique du passé » à deux volets. En effet, la mise entre parenthèses de la traite à la fois « orientale » (océan indien et Maghreb) et interne à l’Afrique au profit d’une attention quasi exclusive à la traite atlantique était la condition de la fusion des victimes, « Arabes » et Subsahariens.

La reconnaissance de la traite (principalement atlantique) et de l’esclavage comme crime contre l’humanité a été reconnue par une loi française proposée par Christiane Taubira, députée de la Guyane et promulguée le 21 mai 2001. De même, une telle reconnaissance, quoique moins nette, a été opérée à la conférence de Durban (Afrique du Sud) contre le racisme et la discrimination raciale… en septembre 2001. Dans les deux cas, on a assisté à une sous-estimation de la traite orientale ou « arabe ». Le second événement nous semble le plus révélateur. Précédant le 11 septembre, les conférenciers réunis à Durban ont réussi à faire passer au premier plan des « victimes » contemporaines de l’Occident, non plus les Africains, l’apartheid étant supprimé et l’esclavage étant renvoyé au passé, mais les « Arabes » à travers les figures des Afghans ou des Palestiniens.

Au centre de l’opération, mentionnons l’action menée depuis le début des années 1990 par un groupe de pression, le Group of Eminent Person ayant à sa tête deux historiens, J. F. Ade Ajayi et un politologue américain d’origine kenyane, Ali Mazrui, qui arguèrent de la traite atlantique pour demander des « réparations » en décembre 2002 au colloque de l’African Studies Association (Howard Hassman 2004). Outre l’exclusion de la traite orientale du réquisitoire, les membres du groupe s’appuyaient sur l’absence de caractère racial de la traite musulmane. L’innocence de la traite arabe est un mythe occidental datant du XVIIIe siècle (Lewis 1993 : 50) qui se cristallisa lors de la première abolition de 1792 et de la suppression de la traite. L’euphémisation de l’esclavage, qui prendra le relais, attribue également un caractère bénin à l’esclavage africain alors que l’analyse historique actuelle inverse les termes : au XIXe siècle, le sort des esclaves aux États-Unis est plus enviable que celui de ceux capturés en Afrique mais également des prolétaires en Europe (Botte 2000).

Néanmoins, l’esclavage musulman était différent du chattel slavery occidental – en dehors des « plantations » sahéliennes. Ses deux formes dominantes, l’esclavage domestique et les armées d’esclaves, étant l’occasion d’une réelle mobilité sociale (Robinson 2004). Ce déni de l’esclavage interne sera repris par les Africains proto nationalistes – Senghor, Nyerere, Nkrumah -, mais aussi les ethnologues comme Griaule (Botte 2000) qui construisirent en miroir une civilisation africaine égalitaire et communautaire, en l’absence d’une historiographie consistante sur les jihâd des XVIIIe et XIXe siècles qui n’apparut que dans les années 1970.

Victimes ici, dominants là-bas

Ce déni de l’esclavage africain sera étendu à celui des « Arabes » au nom du nationalisme des indépendances qui récusa l’abolitionnisme chrétien, principal argument de la colonisation. En effet, pour les Occidentaux de la fin du XIXe siècle, le caractère bénin de l’esclavage des musulmans fait place à un abolitionnisme militant véhiculé en Afrique par les missionnaires à travers deux figures dominantes.

David Livingstone, explorateur de l’Afrique du Sud et de l’Est et évangéliste écossais fut le promoteur des « three Cs – Christianity, commerce et civilisation ». Son équivalent français fut Charles Lavigerie, évêque catholique d’Alger et fondateur de l’ordre des Pères Blancs, chargé de mener un combat sans merci contre l’esclavage et le commerce des esclaves de l’Afrique islamique sous forme d’une véritable croisade (1868-1892) à laquelle participa un des fondateurs de l’Africanisme, Maurice Delafosse.

Ainsi, en conclusion, dirions-nous qu’aussi bien en matière d’islam que d’ethnonymie, le qualificatif de couleur fait l’objet de contournements manifestes lorsqu’il est question des Africains de l’Ouest. On parle plus volontiers d’islam africain (D. Robinson 2004) que « d’islam noir » comme dans la première moitié du XXe siècle (Schmitz 1998). Cet évitement signale un ensemble complexe de représentations et de configurations réversibles et formant cascades : les victimes ici sont les dominants là-bas en fonction d’une série de critères également contextuels : maîtrise de la langue arabe, signes visibles de piété musulmane…

Ces phénomènes de « stigmatisation dans la stigmatisation » rendent difficile mais indispensable le « devoir d’histoire » plus que de mémoire (Weil et Dufoix 2005) à l’endroit de ces deux ensembles que l’on a tenté de croiser et qui font l’objet d’une attention renouvelée, surtout dans le monde anglo-saxon : l’islam (Robinson 2004) et l’esclavage (Botte 2000, 2005, Pétré-Grenouilleau 2004, Lovejoy 2004). Afin de rendre justice aux valeurs et à cette économie morale de l’islam qui a permis aux migrants d’Afrique de l’Ouest de garder la tête droite même dans des conditions de vie très difficiles.

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