« Identité nationale »/« Ivoirité », mêmes causes, mêmes effets ? Sans aller si loin, l’ethnologue français Laurent Bazin, qui a longtemps étudié la société ivoirienne, explique à Afrik en quoi l’association en France des formules « identité nationale » et « immigration », dans l’intitulé d’un ministère, est facteur de stigmatisation, amalgame et division.
Huit professeurs engagés dans le projet de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), en France, ont démissionné le 18 mai dernier pour protester contre l’association des termes « identité nationale » et « immigration » dans l’intitulé d’un même ministère. « Un acte fondateur » de la nouvelle présidence Sarkozy, estiment-ils, qui vise à « inscrire l’immigration comme un problème » et « menace d’installer la division ». Ils ont été rejoints dans leur démarche, à la fin du mois de mai, par l’association française des anthropologues (AFA). Son président, Laurent Bazin, chargé de recherche au CNRS, a longtemps travaillé sur la question de la Côte d’Ivoire. L’ethnologue explique à Afrik en quoi la création de ce ministère est une menace, avec en filigrane l’expérience tragique de l’ivoirité.
Afrik : En quoi est-il dangereux de lier « identité nationale » et « immigration », notamment dans la dénomination d’un ministère ?
Laurent Bazin : Tout d’abord, je ne peux que rappeler ce que l’historien Gérard Noiriel, démissionnaire de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, a déclaré à plusieurs reprises. En France, l’association de ces deux termes a été historiquement travaillée dans les clubs de pensée de l’extrême droite, évidemment pour développer l’idée que « l’identité nationale » serait souillée par les immigrés. Cette idée était agitée depuis longtemps par le Front national. C’est la reprise, dans un nouveau langage, de ce que l’extrême droite désignait en termes raciaux avant la seconde guerre mondiale autour de l’idée de « pureté de la race ». Il est tout à fait nouveau en France qu’un candidat de droite gouvernementale s’empare de ce thème, en fasse un cheval de bataille et, devenu président de la République, instaure un ministère avec un tel intitulé. Je suis ethnologue et j’ai travaillé dans différents pays, dont la Côte d’Ivoire au début des années 1990. En Côte d’Ivoire et en France comme partout ailleurs, lorsque l’État s’empare du thème de l’identité nationale, cela a pour effet d’accentuer les tensions entre groupes d’origines différentes. Il ne faut pas être naïf : c’est évidemment l’intention non déclarée qui se cache derrière les mots. Le gouvernement joue sur ces tensions pour tenter de regagner une légitimité lorsque celle-ci s’étiole. L’attention du public est détournée sur les étrangers : on en fait un problème, des fauteurs de trouble ; on les criminalise. En stigmatisant et en jetant le soupçon sur les étrangers, on atteint aussi toute la population d’origine étrangère, ou considérée comme telle. En Côte d’Ivoire, la manipulation du thème de l’« ivoirité » par tous les gouvernements à partir de K. Bédié a mené à la guerre en six ans. K. Bédié a allumé un feu qu’il n’a pas pu maîtriser par la suite. La France est évidemment dans une situation différente, mais depuis 20 ans, les politiques concernant l’immigration ont fait croire que l’immigration était un problème et ont renforcé les processus d’exclusion. Un nouveau pas a été franchi. A quoi sert d’invoquer une « identité nationale » ? Ça ne sert bien évidemment qu’à suggérer une menace qui viendrait de l’étranger. C’est un appel à la xénophobie.
Afrik : Brice Hortefeux prétend l’inverse. Selon lui, la création de son ministère vise à définir une politique claire de l’immigration qui permettra elle-même de ne plus faire de ce mot, « immigration », « une manifestation d’extrémisme, de xénophobie voire de racisme ».
Laurent Bazin : C’est un double langage. Dans les mêmes discours, Nicolas Sarkozy et son entourage prétendent que le dispositif est innocent, tout en se vantant d’avoir fait baisser les voix du Front national en se saisissant du thème de l’identité nationale. Cela revient bien à reconnaître que c’est un emprunt au Front national. De fait, désormais la banalisation des idées de l’extrême droite est totale : le nom du ministère sera prononcé tous les jours. L’ « identité nationale » fera partie du langage quotidien, avec toujours en arrière plan l’idée qu’elle serait mise en péril par les « immigrés » qui ne pourraient pas bien « s’intégrer ». Des propos de Nicolas Sarkozy ou de son entourage publiés dans la presse sont très explicites lorsqu’ils expliquent que l’immigration menace le respect des lois et valeurs de la République, avant d’énumérer ces menaces : refus de l’égalité et de la mixité hommes/femmes, polygamie, mariages forcés. Derrière le langage des valeurs, ceux qui sont visés ce sont les Africains et les musulmans. L’idée que les dernières vagues migratoires, en provenance du monde musulman et d’Afrique ne seraient pas « intégrables » à la différence des migrants plus anciens en provenance de pays catholiques (Italie, Pologne, Espagne, Portugal) est déjà ancienne. C’est une idée fausse, bien sûr : on disait la même chose dans les années 30 des Italiens ou des Polonais. Mais le nouveau ministère va approfondir cette idée, la matraquer dans les médias. Or, elle va faire porter un soupçon non seulement sur les immigrants proprement dits, mais surtout sur toute cette frange de la population française descendant de gens venus d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Ils seront encore davantage soupçonnés de ne pas être conformes à « l’identité nationale », donc de n’être pas tout à fait français. Cela accentuera les clivages, les tensions, les discriminations. Et cela justifiera l’augmentation de la répression. C’est d’ailleurs déjà le cas. Lorsque sont survenues les révoltes des banlieues françaises en octobre-novembre 2005, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy a d’abord prétendu qu’il s’agissait d’un complot islamiste, avant de déclarer que la cause des émeutes était la polygamie des familles africaines. Il va sans dire qu’une très grande majorité de ces jeunes en rébellion étaient français.
Afrik : Comment l’ethnologie définit-elle l’identité nationale ? Ou comment l’approche-t-elle, s’il n’existe pas de consensus minimum sur une définition ?
Laurent Bazin : Il n’y a pas de définition objective à une telle notion : il s’agit d’une construction imaginaire. L’ethnologie observe les phénomènes sociaux et les analyse : l’identité nationale n’existe pas en soi. C’est une idée, un discours, éventuellement des dispositifs administratifs et juridiques. En Côte d’Ivoire, cette idée est née en 1994 avec la promulgation d’un nouveau code électoral ; l’enjeu pour le successeur d’Houphouët-Boigny était dans la mise en place de la campagne électorale de 1995 : couper l’herbe sous le pied du Front Populaire Ivoirien qui dénonçait le vote des étrangers, et éliminer A. D. Ouattara de la course à la présidentielle. En France, l’« identité nationale » n’existait pas (sauf dans les cercles d’extrême droite) avant que Nicolas Sarkozy en fasse un thème de campagne puis une institution.
Afrik : « Notre identité est une réponse à la mondialisation », c’est « une boussole pour les Français et pour toutes celles et ceux qui veulent le devenir », dit Brice Hortefeux. Que cela vous inspire-t-il ?
Laurent Bazin : J’y vois une parole cynique. A l’évidence, l’auteur de ces paroles est parfaitement conscient de ce qu’il entreprend lorsqu’il manipule ces symboles nationalistes et identitaires. La décision d’en appeler au nationalisme et donc à la xénophobie, derrière le mot « identité nationale », est pleinement réfléchie. Cela a été un ressort de la campagne électorale. C’est hélas en effet un phénomène banal que la mondialisation donne lieu partout à une surenchère de discours et de mouvements de défense identitaire, qui jouent sur des registres ethniques, nationalistes ou religieux : c’est le cas dans des situations aussi différentes que la Côte d’Ivoire, l’ex-Yougoslavie, l’Inde, etc.
Afrik : A travers votre communiqué, vous rapprochez la démarche qui vise à lier « identité nationale » et « immigration » à celle qui aurait voulu, le 23 février 2005, que la loi impulse une définition de l’histoire…
Laurent Bazin : Il n’y a pas de lien direct, mais cela participe d’une même réhabilitation de valeurs conservatrices. Il se joue aujourd’hui en France quelque chose de fondamental autour de la manipulation des symboles du colonialisme. D’un côté un certain nombre d’organisations et de personnalités ont lancé il y a quelque temps une pétition « des indigènes de la République ». C’est une demande de dignité et d’intégration. De l’autre, au soir même de sa victoire électorale, Nicolas Sarkozy a introduit dans son discours cette affirmation bizarre que c’en était fini des « repentances ». Le mot « repentance » a été forgé par le clergé catholique français lorsqu’il a voulu reconnaître sa culpabilité dans l’antisémitisme d’avant-guerre. Jacques Chirac s’est beaucoup investi sur ce domaine : il a été le premier président français à reconnaître la responsabilité de l’État français (Vichy) dans les rafles des juifs pendant la guerre. De quoi faudrait-il donc arrêter de se repentir ? Des rafles de Vichy ? Des tortures pendant la guerre d’Algérie ? De la traite des esclaves ? Du massacre de Sétif ? Des 80 000 morts de la répression de l’insurrection malgache ? Le langage de la campagne électorale était celui des « valeurs ». Vouloir « promouvoir une identité nationale » fondée sur des valeurs, c’est évidemment affirmer ces valeurs supérieures à celle des autres, et les penser menacées de l’extérieur. C’est une nouvelle expression du racisme aujourd’hui que de se penser supérieur sur la base de valeurs tout comme, autrefois, la supériorité proclamée de la « civilisation » justifiait la domination coloniale. A l’échelle mondiale, le racisme et la xénophobie ne reposent plus aujourd’hui sur l’idée de « races » mais sur un contenu moral et idéologique. Il y a un autre parallèle très inquiétant : la loi du 23 février 2005 prétendait circonscrire les connaissances historiques, en un mot refaire l’histoire. Le ministère qui vient d’être créé en 2007 devra « promouvoir l’identité nationale » et aura pour cela la tutelle d’institutions comme des archives, les institutions du patrimoine, des musées, etc. Il y a là une tentation de définir autoritairement une norme et une vérité d’État, à la manière des États totalitaires, qui est très inquiétante. Cet article de loi sur le rôle positif de la colonisation était dérisoire. Mais le ministère, lui, est bel et bien institué, avec des pouvoirs considérables.
Afrik : Vous liez l’association intellectuelle des notions d’immigration et d’identité nationale aux mesures pratiques, que vous critiquez, prises depuis des années contre l’immigration clandestine en France. Pourquoi ?
Laurent Bazin : Bien entendu, on ne part pas de zéro. Avant comme après la seconde guerre mondiale, la France a organisé une immigration pour fournir la main-d’œuvre dont ses industries avaient besoin. On parlait des « travailleurs immigrés ». En 1974, après la crise pétrolière, l’immigration a été stoppée. Il n’y a plus d’immigration depuis 30 ans, sauf de manière marginale, par le biais des regroupements familiaux, des demandes d’asile, des études, d’entrées pour des raisons touristiques, d’entrées clandestines, enfin. Les lois se durcissent sans cesse pour tenter d’empêcher cette immigration marginale. On a vu se mettre en place une cascade de dispositifs législatifs et de répression : chaque ministre de l’Intérieur depuis 1986 a fait passer plusieurs lois sur l’immigration. Le nouveau gouvernement veut se précipiter pour édicter une nouvelle loi alors même que N. Sarkozy, ministre de l’Intérieur, a fait changer plusieurs fois la législation. Cela n’a aucune utilité pratique, sinon de rendre la vie difficile aux étrangers résidant en France : l’accès aux cartes de séjour est devenu difficile. Ces politiques produisent des sans-papiers. Au nom de la lutte contre l’immigration clandestine, on traque alors les sans-papiers. On demande aux policiers de « faire du chiffre », on les mobilise sur les contrôles d’identité. Cela donne lieu à un harcèlement de fractions de la population d’origine maghrébine ou africaine. Petit à petit, tout le climat social s’est dégradé, les tensions se sont accrues. Et cela d’autant plus que la France ne parvient pas à résoudre le problème du chômage et du sous-emploi.
Depuis 20 ans, de durcissement en durcissement, les gouvernements successifs sont parvenus à faire croire que l’immigration était un problème. La chasse aux « immigrés clandestins » et aux sans-papiers n’a aucune utilité réelle, elle ne sert qu’à entretenir cette idée. Ce ne sont pas les 20 000 parents d’enfants scolarisés en France que Sarkozy refusait de régulariser l’année dernière qui représentent un problème en regard d’une population de 60 millions d’habitants. Désormais, la création d’un ministère en charge de promouvoir « l’identité nationale » va permettre d’aller plus loin encore dans la manière de construire toute une fraction de la population française comme des « étrangers intérieurs », en fait des ennemis internes. En jouant sur le nationalisme et la xénophobie (les deux sont inséparables) le président Sarkozy crée un enkystement des tensions sociales, en espérant sans doute y trouver le moyen de renforcer sa popularité.
Consulter : le communiqué des professeurs démissionnaires et celui de l’association française des anthropologues
Lire aussi : « Rébellions enchaînées en Côte d’Ivoire », par Laurent Bazin, 2005.