Le président de la Tunisie est à l’initiative de l’année mondiale dédiée à la jeunesse lancée en grandes pompes au siège de l’ONU, le 12 août dernier. Des échanges, conférences et festivités à l’échelle internationale s’organisent et, en Tunisie, des concerts géants gratuits, un parlement de la jeunesse, et déjà trois consultations nationales sous forme de questionnaire pour sonder les préoccupations des adultes de demain ont été lancées. Surfer et s’exprimer sur le web est aujourd’hui l’une de leurs principales activités. Internet est le premier média utilisé par les jeunes Tunisiens. Tout y passe, tout s’y échange. Et les autorités cherchent à y exercer leur contrôle.
Officiellement, le défi numérique et technologique est une priorité du régime tunisien. Afrik.com (censuré en Tunisie), malgré ses nombreuses demandes et relances, n’a pourtant pas pu recueillir de propos officiels. Restent donc, les jeunes acteurs de la société civile, visibles parce qu’actifs sur la toile et reconnus par leurs congénères, à l’instar de Bendir man, Mehdi Lamloum et les autres idoles mutantes du net qui ont le pouvoir de catalyser les tendances et de rassembler sur les forums et à la ville. Mais les dangers supposés de l’outil incitent les autorités à un reflexe paternaliste de contrôle, ce qui a le don d’agacer. Slim Amamou, l’un des protagonistes de la manifestation avortée du 22 mai 2010, appelant à l’ouverture totale de l’accès à internet sans nulle restriction, est l’une des célébrités du moment. Internaute turbulent, il milite pacifiquement et apostrophe les autorités. Misant sur les outils légaux garantis par la constitution, il interpelle le ministre de l’Intérieur et ses députés, organise des marches, puis rend compte de ses actions par vidéos partagées par la nation du web. Personnage atypique et très volontaire, la trentaine, chef d’entreprise, marié à une cinéaste qui perce, et père d’un enfant, il n’a pas perdu l’ardeur et l’audace de sa prime jeunesse et démontre que tout est encore possible.
Afrik.com : Vous êtes l’un des protagonistes de la manifestation du 22 mai, et vous avez posté depuis plusieurs vidéos pour informer de votre action. Votre engagement cache-t-il un activisme, un militantisme, ou une appartenance politique ?
Slim Amamou: Je n’ai aucune appartenance politique classique mais je suis militant sur internet contre la censure. Je me sens directement concerné. Pour moi, c’est d’abord une question d’éthique. Et ensuite, ça me limite dans mon travail. Je suis chef d’entreprise, et mon métier c’est de concevoir des systèmes d’information internet. C’est un outil de travail, quand je n’y ai pas accès, j’ai du mal à bosser.
Afrik.com : Comment est né ce mouvement ? Est-il fédéré, organisé ?
Slim Amamou: Non, il n’est pas fédéré, le mouvement a commencé par hasard avec le lancement du slogan devenu très connu aujourd’hui « sayyeb Salah » (lâchez Salah). C’était au départ une petite action qui visait à protester avec une série de photos sur internet. En gros, ce sont des anonymes qui posaient avec des pancartes ou ils avaient inscrit le slogan « sayyeb Salah ». Ca a commencé organiquement comme ça, sur les réseaux sociaux, puis le nombre de photos a explosé et quelqu’un a eu l’idée de créer un site pour réunir toutes les photos. Ca a fait un groupe qui a généré des discussions et des réactions. Ca a fini par la manif.
Afrik.com : Et a quel moment êtes vous intervenu dans cette histoire ?
Slim Amamou: On peut dire tout au début. Je ne saurais vous dire l’origine exacte du slogan ni qui a véritablement lancé l’idée de la manif. Paradoxalement, si tout a commencé à 1 moi je suis à arrivé à 0. En fait, j’ai très tôt posé avec des pancartes pour des photos militantes, j’en ai posté plein pour m’exprimer sur différents sujets ; les élections, l’administration, internet… Un jour j’ai appris que le personnel de l’ATI (Aence tunisienne de l’internet) s’était mis en grève pour ses conditions de travail, et toute suite, j’ai pensé à les soutenir. Je me suis pris en photo devant le bâtiment ATI avec une pancarte ou j’ai inscrit « donnez leur ce qu’ils veulent, lâchez internet ». Et c’est là que ça s’est emballé. Quelqu’un est tombé sur cette photo et a modifié le message sur la pancarte en y inscrivant « sayyeb Salah » et d’autres personnes ont suivi en se prenant avec des pancartes portant ce slogan, et avec l’accélération des coupures d’accès au mois d’avril, l’idée de la manif a germé puis s’est très vite imposée. C’est là que j’ai été contacté
Afrik.com : Personne ne connaissait personne ? Était ce vraiment si dispersé que ça ?
Slim Amamou: Oui, personne ne connaissait vraiment personne. L’idée germait et les insatisfaits isolés publiaient et partageaient des liens sur leurs pages. Il y a eu comme un appel d’air et des gens de Paris, des USA et de partout ailleurs ont répondu. Moi, on m’a contacté par ce qu’on a vu ma fameuse photo, et que je gueulais assez régulièrement contre toute forme de censure. Le fait que ce soit moi qui filme par la suite ou qui apparaisse dans les vidéos, là encore, c’est un pur hasard. Je ne m’y attendais pas moi-même, c’est dire à quel point ce n’était pas organisé. Yassine Ayari que vous voyez avec moi sur les vidéos, lui, y était dès le début et s’est occupé d’aller mettre les déclarations d’attroupement au ministère de l’Intérieur. Moi, je suis arrivé après, parce que quelqu’un s’est désisté. Je n’y étais pas au début mais j’ai bien pris le train en marche et je me suis totalement investi. J’ai d’ailleurs expliqué dans mon intervention au PDP (parti d’opposition) l’importance de la personne qui suit, la 2eme personne qui arrive et qui se dit : tiens, cette action m’intéresse, je vais faire faire pareil. C’est principe de la réaction en chaine.
Afrik.com : Vous avez envoyé un avis de manifestation au ministre de l’Intérieur, un geste gonflé et inhabituel !
Slim Amamou: Rien d’extraordinaire, c’est la loi il faut faire une déclaration d’attroupement pour prévenir le ministre de l’Intérieur pour qu’il mette en place des mesures de sécurité etc., parfois il peut y avoir des gens qui veulent s’incruster. Une déclaration, je précise, ce n’est pas une autorisation. C’est notre droit constitutionnel et donc quand tu fais une déclaration d’attroupement, normalement le ministre de l’Intérieur a le droit de refuser et de te donner des raisons. Par exemple : pour des raisons de sécurité, vous ne pouvez pas le faire devant une caserne. Donc, moi, mon arrestation avec Yassine, c’était notre notification de refus. C’est a dire qu’ils nous ont ainsi dit et bien notifié que cette manifestation était interdite. Els nous ont bien expliqués que c’était pour des raisons de sécurité !
Afrik.com : Et comment ca s’est passé ?
Slim Amamou: Ca a duré 13 heures. À un certain moment, ils nous ont emmené dans un centre culturel pour que je filme une vidéo et que je la balance sur internet. Ils nous ont réservé un super accueil, je dois dire, un accueil culturel !! Ils nous ont offert des« baklawa » (gâteaux), du jus d’orange, après c’était marrant.
Afrik.com : Et depuis ?
Slim Amamou: Et depuis, aucun problème. Moi je n’ai aucun problème de liberté, une seule fois on m’a suivi toute la journée avec une moto, c’est juste ça, j’ai rien compris. Mais après ça je suis parti en voyage, je suis revenu sans encombres.
Afrik.com : Cela voudrait donc dire qu’on peut dire ce qu’on veut….
Slim Amamou: Je crois que les limites ne sont pas là ou on les pense. Et quand on fonce, on s’en rend compte. L’Etat doit être plus volontariste. Je pense que les fonctionnaires ont des marges de manœuvre mais qu’ils ne les mettent pas à profit, ou ils n’en sont pas conscients. Par contre, sur le plan sécuritaire ils sont assez bien rodés et ils sont loin de quantifier tout le potentiel qu’on est en train de perdre à cause de la censure, du point de vue technologique, économique, et politique. Il suffirait de supprimer la censure pour qu’on gagne des points de croissance
Afrik.com : Considérez vous que l’initiative du 22 mai a été un échec, ou en tirez-vous des satisfactions ?
Slim Amamou: On n’a pas fait la manif, mais le truc le plus important pour moi c’était qu’on a enlevé un peu de peur. C’est très important d’enlever un peu de peur.
Afrik.com : En parlant de peur, avez-vous eu du mal à réunir des gens ?
Slim Amamou: On a un problème de confiance énorme dans ce pays, tout le monde se méfie, et c‘est ca qu’il faut corriger. Et donc moi, quand j’ai été arrêté, les flics ne comprenaient pas que je leur dise : « Mais, vous avez peur de nous ? » Je suis convaincu que c’est le cas. Sinon ils ne nous auraient pas arrêtés. Je leur ai dit : « Vous avez peur de nous et nous on a peur de vous, et moi ce que j’ai fait, en fait, c’est un premier pas. Maintenant, c’est à vous de faire le deuxième. Vous voyez ? » Nous connaissons bien la nature du terrain ici et le volontarisme ambiant, c’est pour ca qu’on fait des actions dimensionnées de telle sorte que deux ou trois personnes suffisent à impacter correctement. Et si les échos rallient des internautes, ca crée le buzz. Par exemple, dans l’action d’envoi des lettres aux députés, je me suis dit j’allais envoyer la mienne, me prendre en photo et basta. C’est déjà une action, le pavé est jeté dans la mare, l’action se suffit à elle-même, et si on me suit c’est tant mieux
Afrik.com : Les lettres envoyées au Parlement, qu’est-ce qu’elles ont donné ?
Slim Amamou: Plus de 50 personnes ont envoyé officiellement leurs lettres au Parlement pour solliciter leurs députés comme la loi les y autorise. Il y a eu une intervention d’une heure de deux députés PDP qui ont longuement évoqué le problème, et le ministre de la communication a été interpellé par une députée RCD sur le sujet.
Afrik.com : Le parlement s’en est saisi et le parti au pouvoir a réagi. En tirez-vous une satisfaction ?
Slim Amamou: Leur réaction est la bienvenue et même attendue, dans la mesure où ils disent se livrer volontiers au jeu démocratique. Mais ça reste timide. Moi j’ai entendu des bruits de couloirs sur leur réaction, les journaux n’ont pas écrit.
Afrik.com : Avez-vous été contacté par les autorités ?
Slim Amamou: Non, pas du tout. Le pouvoir ne discute pas avec nous, il ne nous interpelle pas, mais il est dans une situation assez particulière. La censure est illégale en Tunisie mais il la pratique. La censure d’internet est illégale, c’est ça qui est bien. Aucune justification pour ça, et officiellement ça n’existe pas. Donc il va discuter de quoi, le pouvoir ? On ne lui demande pas de discuter avec nous, on lui demande d’enlever la censure, c’est tout. Il appuie sur le bouton, il bannit la censure et on sera tous très contents.
Afrik.com : La manifestation du 22 mai, les vidéos et l’effervescence qui en ont découlé, vous ont donné quand même une certaine notoriété. Vous en faites quoi ?
Slim Amamou: Pour l’instant, on essaye d’encourager d’autres initiatives.
Afrik.com : Vous avez été invité par un parti d’opposition à relater votre expérience. N’avez vous pas eu peur de vous faire récupérer ?
Slim Amamou: Si si, bien sur, j’ai eu peur de me faire récupérer, surtout que je ne m’y connais pas dans le milieu politique classique. Donc on a toujours peur qu’ils fassent des trucs qu’on ne comprend pas. Malgré tout, je reste ouvert, je me donne comme principe de ne jamais avoir peur de l’inconnu, je fonce, et donc voilà, c’est pour ça que je l’ai fait. Mais la question s’est posée très tôt, c’est à dire bien avant le 22 mai. Il y a eu une grande discussion, les gens qui se disaient apolitiques ne voulaient pas d’interférences avec les partis d’opposition et les syndicats. Moi et quelques uns, au contraire, sommes pour un échange sans engagement, quitte à faire semblant d’être dans une configuration politique démocratique classique. C’est normal de se faire récupérer par les partis politiques, ça marche comme ça dans les pays démocratique, dès qu’il y a un mouvement intéressant, il y a toujours quelqu’un pour le récupérer.
Afrik.com : Considérez vous que la conjoncture en ce moment est bonne, ou que vous avez arraché votre marge de manœuvre ?
Slim Amamou: Je pense que c’est le bon moment.
Afrik.com : Il paraît que les jeunes détournent cette censure par proxy et que tout le monde se partage cette application…
Slim Amamou: Oui, absolument, tout le monde utilise le proxy, c’est très généralisé.
Afrik.com : Ou réside l’intérêt alors de dire stop à la censure, quand on sait que tout le monde la détourne en utilisant des proxy ?
Slim Amamou: Il y a besoin d’enlever cette censure parce que, justement, cette censure implique un sous-développement. C’est à dire qu’il n’y a aucune raison pour qu’un Tunisien fasse 1000 manœuvres pour accéder à youtube, alors que l’Américain ou l’Egyptien y accède tout de suite.
Afrik.com : Le méchant Ammar, le personnage virtuel que tout le monde conjure de lâcher Salah, autrement dit internet, s’est-il manifesté…
Slim Amamou: Non, il ne s’est pas manifesté à nous. On a fait une parodie de l’interview d’Ammar qui est assez drôle. Je pense qu’il bosse entre l’armée, le ministère de l’Intérieur et l’ATI. Je pense que l’ATI possède des appareillages techniques, je pense que le ministère de l’Intérieur possède des équipes. Les efforts fournis en matière de coupure auraient dû être utilisés pour faire des avancées technologiques.
Afrik.com : Pourquoi avoir appelé le censeur « Ammar » et internet « Salah » ?
Slim Amamou: Ah, personne ne sait, ça vient d’un anonyme.
Afrik.com : Comprenez-vous l’argument sécuritaire, dit nécessaire, avancé pour expliquer un contrôle assumé de la toile dans le but d’éviter des dérives ?
Slim Amamou: Je constate que, là, on stagne, et que ça avance très très peu. Là, il s’agit de verrouillage, on ne peut même plus excuser Ammar. Je me demande même s’il obéit à une logique. Je peux comprendre les soucis sécuritaires, mais l’Etat ne peut pas continuer à gérer tout, tout seul. Il faut une sensibilisation accrue et un travail concerté, mais il faut aussi que les gens prennent leur responsabilité et prennent des initiatives.