Pour Inès, chanter en créole est tout simplement une pulsion naturelle. Une pulsion qui habille avec douceur des influences hip-hop, jazz ou soul dans Bwabwa, son premier album. La jeune artiste guadeloupéenne, en concert le 6 mars à Paris, explique à Afrik le concept de son style engagé : la musique bwabwa.
Le ka à la sauce hip-hop, soul ou jazz. C’est le concept que proposent Inès et ses musiciens dans Bwabwa, le premier album de la jeune artiste guadeloupéenne. L’opus est surprenant à bien des égards. Car outre le métissage musical, la voix douce et apaisante d’Inès porte des textes malaxant les créoles guadeloupéen, martiniquais et haïtien… Intriguant, n’est-ce pas ? Et bien, Inès fait découvrir son univers décalé le 6 mars à Paris, à la Chapelle des Lombards. A cette occasion, elle confie à Afrik l’essence de la musique et de la philosophie bwabwa.
Afrik.com : Qu’est-ce que la musique bwabwa ?
Inès : C’est un mélange. Harmoniquement, au niveau des claviers et des voix, on est très proche de ce qui est soul, nu soul. Mais rythmiquement, je vais peut-être me rapprocher de tout ce qui est musique traditionnelle guadeloupéenne. Sur l’album, il y a des choses qui sont plus soul et d’autres qui sont plus marquées avec du tambour ka. Il y a aussi des titres qui sont kako muzik : ils sont produits par Phonie et Exxos, les deux Dj guadeloupéens qui ont créé ce courant musical. Le concept est qu’au lieu de sampler tout ce qui est soul et funk comme fait la Terre entière, ils puisent dans le patrimoine culturel guadeloupéen – c’est-à-dire en grande majorité dans le ka – et mélangent les beats hip-hop avec le tambour ka.
Afrik.com : Diriez-vous que la bwabwa mizik est un mélange entre les univers musicaux de la Guadeloupe et ceux que vous avez connus en France ?
Inès : Oui, voilà. Parce que je pense qu’on est le produit de deux choses : de ce qu’on est (dans son sang, dans son corps, dans sa chair) et de son environnement (l’endroit où on grandit, l’endroit où on évolue, avec tout ce qu’on entend et qu’on emmagasine, qu’on le veuille ou non).
Afrik.com : Le bwabwa, c’est aussi une philosophie…
Inès : Il y a plusieurs sens pour le mot bwa. Le premier sens c’est les marionnettes en bois pour le carnaval. Ensuite, ce mot a glissé dans le langage courant pour parler des personnes qui se laissent trop manipuler. C’est clairement péjoratif à la base. Et c’est devenu un peu un diminutif pour neg’ bwa et moun bwa, mot pour mot le nègres des bois, le campagnard, celui qui n’est pas à la mode, celui qui ne connaît pas les dernières technologies, etc. Bwabwa pour moi c’est assumer ce qu’on est et pas chercher à changer pour plaire, pour être comme l’autre voudrait qu’on soit. Et si bwabwa veut dire « campagnard », « campagnard » pour moi ce n’est pas une insulte.
Afrik.com : Vous chantez en créoles guadeloupéen, martiniquais et haïtien…
Inès : Pas exactement. En fait c’est un mélange des trois. C’est un créole qui dans le fond n’existe pas. Ce n’est pas un choix, ça s’est imposé comme ça, tout seul. Mes parents sont tous les deux de la Guadeloupe. J’ai donc grandi avec eux et la famille de la Guadeloupe, mais aussi avec leurs meilleurs amis, qui sont de la Martinique, et la musique qu’ils écoutaient beaucoup, qui est d’Haïti. Du coup, quand j’ai commencé à écrire, le français n’a jamais été un réflexe. Je n’ai jamais écrit en français naturellement, c’est venu tout de suite en créole. Je me suis rendue compte très rapidement que mon créole n’était pas un créole académique. A ce moment-là, la question qui se posait était : Est-ce qu’on laisse tomber parce que ce n’est pas un créole standard ? Ou est-ce qu’on y va quand même ? Parce que je ne suis pas Patricia Kaas ! Je ne vais pas me mettre à chanter en français je ne sais pas quoi !
Afrik.com : Est-ce aussi une démarche militante de chanter en créole ? Une façon de réhabiliter une langue longtemps dénigrée ?
Inès : J’ai un peu de mal avec ce mot « militant » parce que pour moi un militant est quelqu’un qui se lève le matin, qui va dans la rue, qui explique, qui écrit des choses pour dire tout ce qui ne va pas, ce qu’il réclame, etc. A un moment, il ne faut pas utiliser de trop grands mots non plus ! Moi, j’écris des chansons… Après, j’ai l’impression que si on n’écrit pas des chansons d’amour, si on n’écrit pas des chansons où on dit : « Venez, on va tous danser sur la plage », ça y est, on est un militant. Moi je ne pense pas que je sois une militante. Je pense que c’est normal de chanter en créole. Quand un artiste américain chante en anglais, tout le monde trouve ça normal. Donc je suis une Guadeloupéenne, je chante en créole et c’est normal aussi ! C’est vrai que je n’aime pas le mot « militant » mais c’est vrai qu’il y a un moment où on a envie de dire : « Oui, c’est ma langue. Et ceux à qui ça ne plaît pas c’est la même ! Et je la chante quand même ! ».
Afrik.com : Serait-il plus juste de dire que votre démarche est plutôt identitaire ?
Inès : Il y a quelque chose de ça aussi. Il y a un besoin de se réapproprier les choses. Parce que le fait d’être née ici, d’avoir grandi ici fait qu’en allant là-bas parfois il peu y arriver qu’il y ait presque une gêne. Il y a un accent qui est différent, il y a des réflexes qui parfois ne sont pas les mêmes et le fait de chanter en créole est aussi une façon de se le réapproprier, de se réapproprier sa culture et de dire : « Oui, je suis loin, mais cette langue, c’est la mienne aussi ».
Afrik.com : Raphaël Confiant est l’une de vos grandes sources d’inspiration. Pourquoi ?
Inès : Alors, Raphaël Confiant… (sourire) Lire du Confiant, c’est presque vital. On évolue ici dans un univers gris et glacé, quand on allume la télé on voit des gens qui parlent de tout ce qu’on veut sauf de ce qui se passe à Anse-Bertrand (commune de la Guadeloupe), quand on essaye de regarder un clip on voit plein d’Américains qui font un tas de gymnastique mais il paraît que ce sont des chorégraphies… Donc à un moment, on a besoin de se rattacher à la Caraïbe, de retrouver un langage, des sonorités. Et lire Confiant c’est se raccrocher à ce qu’on est, et c’est limite vital : sinon on se perd, on ne sait plus qui on est.
Afrik.com : Avez-vous d’autres sources d’inspiration pour l’écriture des textes, des mélodies ?
Inès : J’aurais beaucoup de mal à expliquer… Je pense qu’il y a une part de mystère dans l’inspiration, on ne sait pas exactement comment ça vient. Ce sont des choses qui surgissent on ne sait pas d’où. Il y a quelque chose de mystique. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’artistes que j’écoute, que j’admire… En ce moment, je suis beaucoup sur Fela. Fela, c’est par période, ça revient régulièrement. (rires) Il y a un album qui est sorti l’année dernière et dont je ne me suis toujours pas remise, c’est l’album de François Ladrezeau L’Espwa kouraj, qui est un très, très bel album. Les choses qui m’inspirent beaucoup sont certains thèmes comme le bwabwa, le fait d’assumer ce qu’on est, de se regarder dans les yeux, de regarder ses défauts et de dire : « Oui, d’accord, il va falloir que je vive avec ça ». Et ce n’est pas un souci de faire de la musique sans avoir la perruque de Beyoncé, de ne pas aimer porter des chaussures et d’aller sur scène pieds nus. D’autres sujets m’inspirent aussi, comme l’éloignement, le déracinement, l’exil. Ce sont des choses auxquelles je pense beaucoup. Dans l’un de mes titres, qui s’appelle « Lanmè Blé », qui parle de ce moment juste avant partir, le moment où on regarde l’océan et on se dit que derrière l’étendue bleue la vie est forcément plus belle là-bas. Et la désillusion, évidemment, une fois arrivé. Parce que l’herbe n’est pas forcément plus verte chez le voisin.
Afrik.com : Vous êtes aussi comédienne…
Inès : J’ai beaucoup travaillé au théâtre, en particulier avec une compagnie qui s’appelle Les Acharnés. Le spectacle sur lequel on a le plus joué était une pièce de Mohamed Rouabhi qui s’appelait « Malcom X ». Elle était surtout basée sur ses derniers discours, après la séparation avec la Nation de l’islam. Ce spectacle mêlait théâtre, vidéo et musique et qui a pas mal tourné en France. A l’étranger, on est allé en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie, en Nouvelle-Calédonie, au Brésil, au Sénégal. […] Le dernier spectacle sur lequel j’ai travaillé avec Les Acharnés est « Vive la France ». Le sous-titre était « Colonisation, immigration, intégration ». C’était une fresque historique avec plusieurs tableaux sur l’Asie, l’Afrique et la Caraïbe. […] La troisième partie va bientôt suivre.