Il y a 25 ans, tombait Thomas Sankara


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Il m’est difficile d’oublier cette après-midi du 15 octobre 1987, à Ouagadougou. C’était un peu avant 16 heures, heure locale. Tout baignait dans une torpeur incitant à la sieste. Nous étions six dans la villa où nous logions : trois de mes collaborateurs, le cuisinier et le sous-officier burkinabé affecté à notre service. Puis brusquement, de brèves rafales d’armes automatiques déchirèrent le silence. Quelqu’un remarqua : « Ça vient de la direction du Conseil de l’Entente (quartier général du CNR, Conseil National de la Révolution) ! ».

Puis, le calme retomba. Un calme bien étrange. On pouvait presque ressentir la tension que vivaient, à ce moment-là, tous les habitants de la ville. C’est que depuis quelques semaines, une sourde tension politique régnait au sommet de l’État et, ces derniers jours, les rumeurs les plus alarmantes parcouraient la ville. On parlait de graves divisions chez les militaires et les intellectuels civils, de complots, d’épuration… Mais on ne savait pas encore que ces brèves rafales venaient de faucher le camarade Thomas et six membres de son staff.

Le président Goukouni et moi-même avions été reçus par Thomas Sankara quelques jours auparavant, dans le cadre de ses efforts pour tenter de recoller les morceaux du Gouvernent d’union nationale de transition (GUNT), coalition de mouvements opposés au président Hissène Habré.

Quelques minutes après que nous avons entendu les tirs, l’officier de sécurité téléphona à sa hiérarchie. « Il y a des sérieux problèmes et on me demande de vous dire de ne sortir sous aucun prétexte et de passer la consigne à vos compatriotes », nous annonça-t-il. Malgré ses efforts pour avoir un « ton de service », un désarroi mal maîtrisé se lisait sur son visage. Dans une rue avoisinante, le commandant Lingani, numéro 3 du directoire militaire et ministre de la Défense, passa alors à toute vitesse au volant d’une jeep, hurlant des ordres dans son talkie-walkie.

Rumeurs ouagalaises

Les coups de feu entendus et le va-et-vient de véhicules militaires ne laissaient aucun doute. La crise politique, qui couvait, venait de connaître un important développement. Depuis plusieurs semaines, des milieux politiques jusqu’aux « doloteries »  et  « alokodromes » (restaurants en plein air), il n y avait qu’un seul sujet de conversation. « Ça ne va pas du tout entre les dirigeants. Le mouvement révolutionnaire dans son ensemble est divisé par des luttes d’influence entre factions rivales », entendait-on en ville.

A cela s’ajoutaient deux signes annonciateurs. Le premier,
le discours lu par le représentant des étudiants à la cérémonie du quatrième anniversaire de la DOP (Déclaration d’orientation politique) et que tout le monde avait interprété comme un message de la fraction opposée à Thomas Sankara. Le second, la circulation de tracts attaquant violemment l’un ou l’autre des hauts dirigeants et attribués tantôt aux partisans de Blaise Compaoré, tantôt à ceux de Thomas Sankara lui-même.

Si mes rencontres avec les principaux concernés n’avaient rien laissé paraître, mes discussions avec certains anciens camarades de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) m’avaient permis de toucher du doigt de sérieuses contradictions internes.

D’abord, j’avais constaté que les anciens de la FEANF, bien qu’engagés dans le mouvement révolutionnaire, étaient repartis entre plusieurs organisations, créées au départ dans la clandestinité, selon des postures idéologiques, parfois assez surréalistes par rapport aux besoins de la construction nationale au Burkina. Ils parlaient ouvertement des déviations dans la « Révolution ». Les uns accablant le « camarade Thomas », les autres le « camarade Blaise ».

Au niveau de ces intellectuels, la principale pomme de discorde était « la question du parti » d’avant-garde. On prêtait à Sankara et ses partisans la volonté de vouloir dissoudre toutes les organisations qui étaient représentées dans le CNR, au profit d’une sorte de parti unique acquis à sa personne, et de supprimer la référence à tout système de parti, pour confier le monopole de la mobilisation politique aux Comités de défense de la Révolution (CDR), sur le modèle des comités révolutionnaires libyens.

Au niveau militaire, la décision de créer la FIMATS, une force d’intervention au sein du ministre de l’Intérieur, fut interprétée comme faisant partie d’un plan de marginalisation progressive des officiers de l’armée régulière, majoritairement acquis à Blaise.

Sankara, le « camarade qui s’était trompé », selon Compaoré

Ce 15 octobre 1987, le suspens ne dura pas longtemps. Vers 18h30, un très bref communiqué fut lu par une voix inconnue, au nom d’un mystérieux « Front Populaire » qui commençait par : « Le régime autocratique de Thomas Sankara vient de tomber ». Il y était question de « déviation », de « tentative de restauration néocoloniale» par Thomas Sankara et de la nécessité d’un « Mouvement de rectification ». Le communiqué s’achevait par « signé  Blaise Compaoré ».
Ce dernier devait expliquer, plus tard, au cours d’une interview, qu’il n’avait pas participé au drame qui s’était déroulé au Conseil de l’Entente et qu’il était chez lui, « en train de dormir »…

Une explication plus consistante, sous la forme d’un long discours, fut lue à la radio des jours plus tard par Blaise Compaoré lui-même. Il expliquait que les erreurs s’étaient accumulées et qu’elles avaient conduit au « Mouvement de rectification ». Sankara n’était plus traité d’ « autocratique » et de « réactionnaire », mais de « camarade qui s’était trompé ». « Une sépulture digne de la place qu’il avait occupée lui serait construite ». Pourquoi parler de « sépulture » ? C’est que Sankara et ses camarades d’infortune avaient été enterrés à la hâte, à même la terre. Certaines des parties de leurs corps affleuraient même au niveau du sol !

La nuit de ce 15 octobre 1987 fut encore secouée par des coups de feu, nettement plus nourris que ceux de l’après-midi. On apprit le lendemain que c’était Pierre Ouedraogo, le coordinateur des CDR qui faisait de la résistance chez lui, pendant plusieurs heures avant de se rendre.

La fin de l’omerta, le début d’une réflexion

L’écho, en Afrique et dans le monde, de l’annonce de l’assassinat de Thomas Sankara fut immense. Jerry Rawlings du Ghana et Yoweri Museveni d’Ouganda, rompant avec le sacro-saint principe de l’Organisation de l’unité africaine (OUA, l’ancêtre de l’Union africaine) de ne pas critiquer les changements internes aux Etats, condamnèrent officiellement l’événement et décrétèrent un deuil national. Curieusement le colonel Kadhafi fut complètement muet sur l’évènement.

Vingt cinq ans après, il n y a jamais eu d’enquête officielle sur ce drame. Récemment encore, dans une interview à Jeune Afrique, le président Compaoré se contenta de justifier cette omerta par le fait que les révolutions connaissent souvent des soubresauts sanglants et que les drames non-élucidés ne sont pas l’apanage du seul Burkina Faso.

L’enquête pour faire toute la lumière sur les circonstances du drame est une nécessité, non pas pour punir des coupables, mais pour assainir l’ambiance politique au Burkina, permettre à sa famille d’aller au bout de son travail de deuil et donner à Thomas Sankara la place qui lui revient dans l’Histoire burkinabé et africaine.

Au-delà de cet aspect humain, le destin tragique de Thomas Sankara, comme celui de Patrice Lumumba, Amilcar Cabral et d’autres leaders africains dont l’élan visionnaire fut précocement brisé, suscitent des questionnements idéologiques, socio-historiques et, naturellement, politiques. Ils méritent d’être traités en profondeur, sans passion, en vue d’en tirer des leçons et d’éclairer la lutte des générations montantes pour l’émancipation et l’unification des peuples africains.

Par Acheikh Ibn-Oumar, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien ambassadeur tchadien aux Nations unies

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