L’apprentissage : I comme Islam. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre courant 2007.
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
I
Islam
Retour abécédaire
L’islam m’appartient. Je suis chrétienne, mais le chant du muezzin m’appartient, la mélopée des prières coraniques m’appartient, le Allahou Akbar et le Bismillah m’appartiennent.
C’est comme ça: nous, chrétiens et juifs d’Orient, qui avons baigné pendant notre enfance, notre jeunesse, dans des atmosphères marquées par la religiosité musulmane, nous nous sentons appartenir à la même famille que nos voisins, que nos cousins musulmans.
« Le conflit israélo-arabe »: comme il semble culturellement, historiquement, ataviquement, étranger à notre terre arabe, où depuis toujours, et malgré toutes les turbulences de l’Histoire, ancienne et moderne, nous vivons en paix les uns avec les autres, tolérants car respectueux de la religion des autres.
La main de Fatma: combien de Français – et même de jeunes Françaises filles d’émigrants qui aujourd’hui affichent cette amulette comme symbole de leur religion, combien savent-ils que la main de Fatma, oui de ce prénom tellement arabe, est une amulette partagée à la fois par les musulmans et les juifs en Afrique du Nord? Une amulette magique, porte-bonheur, et non un « signe religieux »? Combien savent-ils que l’œil de verre bleu, que les touristes de retour d’Istanbul ou de Damas rapportent dans leurs bagages, est une autre amulette de chance partagée à la fois par les Musulmans et les Chrétiens au Moyen-Orient? Qui sait que les femmes arabes de toutes religions, désespérées de n’avoir pas d’enfant, s’en vont parfois prier tour à tour des saints musulmans, chrétiens, ou bibliques, parce qu’elles savent que Dieu est grand, et compatissant face à la détresse humaine, et féminine surtout* ?
Moi-même lorsque je vivais au Caire, il m’arrivait d’entrer pour passer une heure ou deux dans une petite mosquée de quartier populaire, oh pas une mosquée touristique, me déchaussant à l’entrée comme tout le monde, m’asseyant dans le carré des femmes à côté de mes sœurs en culture, bavardant avec elles car la mosquée n’est pas un lieu de prière seulement mais de sociabilité de rencontre et d’échange également, et lorsque je disais à ces femmes que j’étais chrétienne aucune ne s’en étonnait. Bien sûr jamais je n’ai pénétré une mosquée à l’heure de la prière, jamais je n’ai participé aux prières collectives, ç’aurait été péché haram tabou supercherie, car je ne suis pas musulmane, mais venir se recentrer sur soi dans un lieu saint de l’Islam pourquoi m’en priver si je suis née sur cette terre également?
De la même façon, nombre de jeunes musulmanes de Marseille m’ont confié qu’elles vont parfois prier à Notre-Dame-de-la-Garde, La Bonne Mère l’appellent-elles en vraies Marseillaises, comme leurs amies marseillaises chrétiennes officiellement mais parfois moins pieuses que ces filles de migrants. Et si vous visitez cette église célèbre, vous y verrez vous aussi quelques femmes très brunes venues là un instant.
De la même façon combien d’Occidentaux savent-ils que les musulmans reconnaissent, et respectent, la Vierge Marie, mentionnée dans leur livre saint: Myriam, c’est elle, mère de Jésus, qu’ils reconnaissent comme un homme très saint, un prophète, mais non le fils de Dieu – ce en quoi les musulmans sont d’accord avec nombre d’Occidentaux païens. A Tunis où vivaient de nombreux Italiens on l’appelle parfois « La Madonna », et on vous met en garde l’été: il est dangereux de se baigner « après la sortie de La Madonna » – entendez: après le 15 Août, date à laquelle les Italiens jadis se livraient à leur fête de l’Assomption, emmenant une statue de la Vierge sur les flots protéger leurs pêcheurs.
Lorsqu’à Paris j’écoute une radio arabe, et qu’arrive l’heure de la prière coranique, je n’éteins pas: j’aime entendre ce chant qui m’est si familier à l’oreille, j’aime écouter cette prière dont je ne comprends pourtant pas tous les mots, classiques et savants, car entendre ce chant, en France, fait entrer dans mon appartement plus d’Orient que toutes les chansons arabes que peut diffuser la radio en une journée. Ce chant coranique qui entre chez moi me ramène au Caire, à Beyrouth, à Tunis, à Rabat à Damas à Lahore même ou à Islamabad que je ne connais pas, à toutes ces villes d’un Orient proche ou lointain auxquelles, toutes, j’appartiens.
Alors quand l’islam est attaqué, quand l’islam est dénigré, quand l’islam est incompris, forcément je réagis. Attentats, terrorisme, islamisme, fanatiques, fous de Dieu, moi qui suis chrétienne, je suis blessée, tout autant que si j’avais la foi de l’islam, lorsque j’entends ces amalgames-là. Je pense alors à toutes les familles musulmanes qui ont accueilli dans leurs maisons, comme une sœur, l’Infidèle que je suis, pendant mes années d’enquête dans les bidonvilles du Caire. Je pense à l’islam flexible, pas regardant, et adaptant, de mes amis du Maroc au Liban. Je pense à leur joie de vivre. Je pense à nos dîners d’été bien arrosés. Je pense à leur piété toute relative. Je pense à leur modernité. Je pense que nous nous ressemblons, que la différence de religion n’est rien.
Et quand je pense aux fous furieux d’Afghanistan ou du Pakistan, qui font des émules du Maroc à l’Egypte en passant par Londres, Paris ou Francfort aujourd’hui, et je me dis que non décidément, et ces choses-là se sentent au plus profond de soi et ne s’expliquent pas, je ne suis pas sœur de ces musulmans-là, je ne me sens pas appartenir à cet islam-là, comme j’appartiens à l’islam tranquille qui a baigné mon enfance et celle de mes amis musulmans.
L’intolérance n’est pas fille des rapports d’humain à humain, comme nous juifs et chrétiens d’Orient nous le savons bien. Et nous les femmes tout particulièrement, qui partageons souvent les mêmes croyances – que certains appellent superstitions. L’intolérance est fille des discours faits aux foules, qu’on appelle aussi idéologies. Fille des désirs de puissance masculins.
* L’anthropologue Aïda Kanafani-Zahar a étudié ces rites de visites féminines aux lieux saints d’autres religions, au Liban (Liban: le vivre ensemble. Geuthner, 2004), et elle cite plusieurs autres ouvrages qui étudient ces pratiques interreligieuses populaires pour les pays arabes.