Prendre les transports en commun à Kinshasa relève d’un véritable chemin de croix que pourtant les Congolais empruntent chaque jour bon gré mal gré. Bus et mini-bus plein à craquer, chauffeurs et receveurs capricieux et incivils, la loi de cette jungle urbaine est impitoyable : premier arrivé, premier servi. Reportage.
Par Firmin Luemba Mutoto
Nous sommes à Kingasani, un grand quartier de Kimbanseke, commune (arrondissement) à l’Est de Kinshasa, la plus vaste et la plus peuplée. Sur l’un des arrêts de bus, une fourgonnette, pourtant déjà pleine, tente de charger davantage de monde. Au grand dam des clients, serrés comme des sardines. Cela fait l’affaire du chauffeur et de son receveur. Hélas ! Le receveur, appelé habituellement « ress' », continue à criailler, à tue-tête, de son gosier entraîné : « Kimbanseke-Limete-Zando ! Kingasani-Limete-Zando ! » C’est un parcours de près de 20 km, de l’est au nord de la ville, qu’ils vont emprunter, pendant près d’une demi-heure. Dans les mêmes conditions.
Un métier où le chauffeur est roi
D’autres personnes attendent un autre véhicule qui ne vient pas. Elles ont tous leurs sens en alerte. Et cela s’avère très salvateur. Il s’agit de repérer au loin un bus ou un mini-bus, de saisir très rapidement les cris du receveur signalant sa destination, voire même de les deviner. Les relations entre clients et les conducteurs sont souvent délicates. Comme cela arrive souvent – par carence de moyens de transport – , le ress’ et son chauffeur jouent désormais les capricieux ! Ils se font désirer et refusent tout accès à bord. Le receveur s’y prend, le plus naturellement du monde, en restant silencieux. Il s’interdit cette fois-ci de vociférer le moindre nom de leur trajet.
Car ici, les transporteurs routiers rechignent généralement à afficher leur destination sur leurs parebrises, comme le recommande pourtant l’Hôtel de Ville. Ici, le client n’est pas roi. Mais la population en a marre. Et réagit en proportion : d’un seul bond, ils ont tous pris d’assaut ce mini-bus poussif. Qui par la portière, qui par la fenêtre, qui par la lunette arrière. Le chauffeur et son ress’ font monter les enchères en refusant de démarrer. En arguant une subite panne mécanique. En lieu et place de la très habituelle panne sèche. « Vous êtes des champions du monde dans les courses à un litre, vous ! » lance un voyageur furieux d’être en retard à son travail. Mais le tandem s’obstine dans son refus. Réponse du berger à la bergère, cet homme en retard, et de plus en plus furieux, tranche : « S’ils ne veulent plus travailler, on s’en fout ! Moi-même, je sais manier le volant. D’ailleurs, on va partir. Allez, montez tous ! » Il n’a pas l’air de blaguer ! Le chauffeur et son ress’ reviennent à de bons sentiments.
« Serrez-vous et faites le rail ! »
De partout, les gens courent vers ces hypothétiques moyens de déplacement. Personne ne se risque à marcher à pas lents ou mesurés, de peur de ne pas avoir de place. En fait de place, les quelques chaises et bancs disposés à l’intérieur de ce bus sont toujours occupés par plus de personnes que prévues par le fabricant. Les gens sont collés les uns aux autres. Cela n’empêche pas qu’on puisse « faire et suivre le rail », un espace minuscule, quasi-inexistant, situé entre la cabine du chauffeur et les occupants du premier siège, et aussi, quelquefois, entre le dernier siège et la portière arrière de certaines fourgonnettes. Dans ces « rails », huit à dix personnes se faufilent pour rester debout durant toute la durée du trajet. Dos souvent courbés et endoloris. En somme, tous ces véhicules arrivent toujours à en remplir systématiquement le double, le triple voire le quadruple de leur capacité. Surtout pendant les heures de pointe.
Le « rail » est une sorte de pratique, forcée mais résignée, d’une certaine promiscuité… sexuelle. En réalité, ceux qui forment « le rail » exposent pratiquement, et malgré eux, leurs postérieurs à la face des clients assis sur le premier siège. Les gens vertueux trouvent impudique ce spectacle dégradant. Quant aux vicieux, ça c’est une autre histoire. « Poussez-vous là-bas ! Serrez-vous davantage ! Piétinez même votre voisin, et demandez-lui pardon par après », gronde le receveur. Beaucoup de personnes désapprouvent le comportement de ceux qu’ils considèrent comme de la racaille, des gens sans bonnes manières, sans références scolaires… « Celui qui ne veut pas qu’on marche sur lui n’a qu’à aller chercher un taxi, le moyen des gens riches », lance un des receveurs-controleurs. « Et faites attention aux pickpockets. »
Un investissement de la diaspora
« Lundi est un mauvais jour, je n’aime pas ça ; les véhicules sont très pénibles à trouver. Et je me demande ce que font de leurs promesses tous ces gouvernements qui se succèdent dans le pays. Ils nous ont tous promis des milliers de bus en provenance d’Europe… », déplore un homme quinquagénaire, qui regrette de s’être habillé en costume-cravate. Il sait qu’il va se livrer d’un moment à l’autre à une course-poursuite. Le transport est un casse-tête qui ôte décidément au Congolais sa dignité et le sens de l’honneur. Sa voisine, la cinquantaine révolue également, n’en pense pas moins : « Et s’il n’y avait pas nos frères et sœurs congolais d’Europe pour nous envoyer des Kombi (mini-bus d’un vieux modèle de marque VW, répandus à Kin), qu’allions-nous faire, mon Dieu ? » Le Bon Dieu qu’elle interroge est d’ailleurs omniprésent dans les bus de Kinshasa où la prédication a dorénavant droit de cité.
Est-ce une bénédiction pour tous ces Congolais expatriés en Europe ? A n’en point douter. Un des leurs investissements réalisés au pays, demeurent visiblement ces véhicules payés d’occasion en Occident. Comme en témoigne, par exemple, cette fourgonnette connue des habitués de la zone et qui garde encore ses « traces d’origine gauloise », marquées sur les deux flancs latéraux : Mantes-la-Jolie (ville de la région parisienne). Leur durée de vie limitée n’empêche pas à ces engins d’être d’un secours précieux, d’un point de vue socio-économique, pour toute la communauté. Il suffirait à ces transporteurs privés de décréter une journée blanche et chômée, pour que les retombées soient retentissantes dans la ville. Surtout dans l’administration publique.
Ligne 11
En tous les cas, il a été fréquemment affirmé que la RDC était l’un des pays où le système de transport coûtait le moins cher. Cela, grâce aux subventions que l’Etat assure aux sociétés pétrolières de la place. Celles-ci étant obligées de revendre leur carburant à un prix réduit. Mais, les difficultés économiques et financières généralisées ne permettent pas au peuple d’en ressentir les effets.
La solution… ? ! Ligne 11 ! Pour certains Kinois, résignés face à l’épineuse question des transports routiers, cette ligne demeure la solution idéale pour avoir le moins de désagrément. La ligne 11 ? Pas la peine de la chercher sur un plan routier de la ville de Kinshasa, lui-même d’ailleurs inexistant. En réalité, cette fameuse ligne onze, n’est autre que la marche à pieds. Salvateur exercice physique imposé paradoxalement au peuple par un manque de volonté… politique.