Des centaines de milliers de travailleurs clandestins haïtiens, fuyant la violence politique et économique de leur pays, vivent en République dominicaine dans des bidonvilles. Ces « braceros » sont exploités par les compagnies productrices de sucre de canne dans des conditions proches de celles de l’esclavage. C’est de ce scandale que le réalisateur italien Claudio Del Punta a tiré le film Haïti chérie, sorti en salle mercredi en France.
C’est au début du XXe siècle, sous l’occupation américaine des deux Républiques qui se partagent l’île d’Hispaniola (ce « paradis » que découvrit Christophe Colomb en 1492), qu’ont été massivement recrutés les braceros (coupeurs de canne) haïtiens. Leur misère a encore été aggravée par le déclin des industries sucrières à partir des années 1980, poussant nombre de migrants à passer à la culture du riz ou du café, ou bien à s’entasser dans des bidonvilles et accepter tout travail sous-payé. Le métro de Saint-Domingue est ainsi construit par les Noirs haïtiens, de même que les sans-papiers ont travaillé sur les tours et hôtels des plages de Bavaro ou de Samana. Il n’est pas rare, comme on le voit dans le film, qu’une dénonciation à la direction de l’immigration permette de ne pas verser les salaires juste le jour de la paie.
Longtemps ignorée des médias et sans déranger les trois millions de touristes qui se prélassent chaque année dans les hôtels sans en dépasser les barrières, le drame des 200 000 migrants haïtiens en République dominicaine est remonté à la faveur de deux documentaires récents et d’une exposition, qui ont tous déclenché de violentes menaces de la part des magnats du sucre et les foudres des autorités dominicaines. Les Enfants du sucre d’Amy Serrano, avec un commentaire dit par la romancière haïtienne Edwige Dandicat, dénonce plus particulièrement la condition des enfants, les bateys (plantations où sont parqués les braceros) n’ayant souvent tout simplement pas d’école. Le film a été déprogrammé du festival de Miami sous la pression des avocats des planteurs. Le Prix du sucre de Bill Haney, dont le commentaire est dit par Paul Newman, dénonce à travers l’engagement d’un prêtre américain les conditions de vie des braceros : 14 heures de travail par jour, 7 jours sur 7, souvent sans logement décent, électricité, eau potable, éducation, santé ni une alimentation adéquate. L’exposition Esclaves au paradis accompagnée d’un colloque et d’un cycle de cinéma à Paris en mai-juin 2007 puis à Montréal a été violemment attaquée par les journaux dominicains et a fait l’objet d’une plainte du gouvernement qui y voit un discrédit défavorable à la manne touristique.
Dans un documentaire radio intitulé Sang, sucre et sueur, Karole Gizolme et Anne Lescot font référence à une mission d’enquête de l’ONU d’octobre 2007 qui décrit « dans la société une attitude raciste profonde à l’égard aussi bien des Haïtiens que de leurs descendants et des Dominicains de race noire ». Elle fait suite à une enquête d’Amnesty international dénonçant les mauvais traitements subis par les Haïtiens.
La constitution dominicaine accorde la citoyenneté par le droit du sol mais une loi de 2004, adoptée sous la pression de la droite nationaliste, considère tous les « non-résidents » comme des personnes en transit, même vivant dans le pays depuis des dizaines d’années, tandis que la crise en Haïti et la fermeture des Etats-Unis aux boat people ont
accentué le mouvement d’immigration.
L’art au service d’un message
Le danger d’une fiction cherchant à éveiller les consciences à cet esclavage moderne serait de confondre message et cinéma. Drame humain plutôt que chronique sociale, Haïti chérie évite le piège avec brio. Certes, le personnage du docteur militant est chargé dans le scénario de mettre des mots sur ces réalités, mais il échappe à la pédagogie par l’épaisseur de son caractère et en devenant bien malgré lui le moteur du drame. Son absence risquerait de placer le film en dehors du temps. Reste ce trio, Magdaleine, Jean-Baptiste et le jeune Pierre qui tentent de survivre dans le batey. Le couple vient de perdre leur bébé du fait de la malnutrition et sont empêchés de le porter en terre par un garde qui refuse toute défection en pleine récolte. Meurtrie, Magdaleine n’a plus alors en tête que de fuir cet enfer et n’obtiendra gain de cause auprès de son mari qui craint de perdre son boulot de survie qu’après qu’un autre garde tente de la violer. Mais le retour en Haïti les ramène dans un pays dévasté…
Jamais exotique, la prise de vue évite toute anecdote, quitte à rester sur les images sans gloire du quotidien. L’album Caraïbes est absent, sauf en fin de film où la magnifique lumière de la mer à travers les palmiers rappelle l’absurdité de la violence dans un tel paradis. Mais là encore, cette épure qui baigne tout le film et contribue à la dignité des personnages. Remarquable de présence, Yeraini Cuevas (Magdaleine), sur qui le film est centré, est toute d’intériorité, si bien que ce drame n’est jamais larmoyant. Bien au contraire, c’est lorsque la dureté finit par lui arracher ses premières larmes que la caméra s’éloigne de son visage pour le cut final. C’est grâce à cette distance mais tout en accueillant sa crise que le film échappe à la superficialité. Dans son rapport à Pierre, son envie d’être désirée et valorisée, elle reste un être contradictoire rongé par la perte de son enfant et la brutalité ambiante.
Nous recevons le film comme un choc, mais il ne nous ôte pas la parole comme le Cauchemar de Darwin : il donne l’envie d’en savoir plus et coupe toute insouciance face aux forfaits vacances des paradis touristiques. Et s’impose ainsi comme un film salvateur.
Olivier Barlet pour Africultures
Lire aussi:
Esclavage contemporain : Santo-Domingo tente de trouver l’appui de l’OEA