H comme Hugo


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L’apprentissage : H comme Hugo. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre courant 2007.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

H

Hugo

Retour abécédaire

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine…

Et mon père complète les quelques vers suivants de ce long poème de Victor Hugo, « La conscience », que mon fils lui récite, devoir d’école de 5°, et qui s’achève par ce vers célèbre: « L’œil était dans la tombe, et regardait Caïn », dont j’apprends ainsi la source!

C’est ainsi: mon père a une culture littéraire française époustouflante, largement supérieure à la mienne, qui ai pourtant accompli presque toute ma scolarité en France. Mon père connaît ainsi des dizaines de poèmes par cœur, que dis-je, des centaines, récite une fable de la Fontaine en plein cœur d’un repas familial, pour illustrer tel propos, quelques vers de Verlaine, vous cite comme ça en conversant une phrase fameuse de Châteaubriant.

Lorsqu’il a émigré, deux fois successivement, d’Egypte au Liban d’abord, puis du Liban en France, mon père a emmené peu d’objets personnels avec lui. Mais il a emmené à chaque fois ses livres, qui l’ont suivi jusque dans notre appartement de banlieue, où, sans fausse modestie mais sans nous vanter car ce n’est là qu’une observation relevée, nous possédions déjà, en arrivant, bien plus de livres que bien des voisins français pourtant installés là depuis de longues années.

Le Moyen-Orient, comme l’Afrique du Nord, regorgeaient avant les Indépendances d’établissements d’enseignement français, ou en langue française, laïques ou religieux, où la culture française était enseignée comme en France, et sans doute même avec plus de zèle qu’en métropole pendant les mêmes années: le zèle de « missions » à accomplir pour ceux qui la prodiguaient – mission d’enseignement, de civilisation, ou d’impérialisme culturel français selon les visions que l’on en a; zèle des apprenants à s’approprier une culture dont on leur signifiait, explicitement ou insidieusement, qu’elle était supérieure à la leur*.

Mon père a ainsi fait ses études chez les Jésuites au Liban, puis au Collège Saint-Marc à Alexandrie, apprenant à manier une langue et à se mouvoir dans son patrimoine littéraire avec la même aisance qu’un Français de naissance. « Nos ancêtres les Gaulois » ouvraient comme on le sait désormais les cours d’histoire de ces années-là, et on interdisait même aux enfants de parler l’arabe entre eux sur le lieu de l’école.

Imaginez, puisque l’anglais et non plus le français est la langue dominante aujourd’hui, en France et dans le monde, langue des élites – Le Monde même voudrait vous l’apprendre – imaginez que vos enfants soient aujourd’hui inscrits dans une école bilingue anglaise, où, pour leur faire intérioriser cette langue étrangère, tous les cours – mathématiques, histoire, géo, gym, littérature (anglaise bien sûr)… – sont en anglais. Et où, de surcroît, de la même manière que l’on interdisait à mon père de parler arabe dans la cour de l’école, on interdit à vos enfants de parler en français à leurs copains – tous français – lorsqu’ils jouent dans la cour de récréation, les obligeant ainsi à dire à leur meilleur copain (français), avec leur accent français, du haut de leurs 10 ans: « You know what? My father offered me a Playstation for my birthday! ». Et imaginez-les trembler de peur s’ils étaient surpris à se parler en français au lieu de parler anglais, parce que le français c’est beaucoup plus simple pour eux, parce que la langue maternelle est aussi, par définition, la langue enfantine.

Maintenant imaginez des générations d’Arabes, musulmans,chrétiens, juifs, dans ces écoles françaises-là, ne parlant pas, dans leur propre pays, leur langue maternelle, c’est-à-dire leur langue enfantine. Imaginez votre enfant de 8 ans parlant anglais tout le temps. Même avec vous. Vous comprendrez ce que veut dire: acculturation. Domination culturelle. Perte d’identité. Et désir de revanche, pour les plus frustrés, pour les moins oublieux.

Cette acculturation opérée par les établissements français dans les pays arabes sous domination française, si elle eut pour conséquence de faire totalement ignorer l’immense patrimoine littéraire, poétique, scientifique, et philosophique des Arabes à des générations d’enfants de notables, de familles aisées, ce qu’on nomme communément les élites, eut au moins l’avantage de leur donner une maîtrise parfaite de la langue, de la culture et des modes de pensée de France, maîtrise qui a rendu, il faut bien le reconnaître, plus aisé leur déracinement de chez eux, que certains ont même, tellement ils se croyaient français, tellement ils étaient non-arabisés, appelé rapatriement, pour minimiser l’affaire, minimiser la douleur, minimiser l’arrachement.

Si bien que je suis à la fois très fière de mon père, de l’étendue phénoménale de sa culture française aujourd’hui, de sa mémoire prodigieuse, à 80 ans passés, à se commémorer des vers appris dans son enfance, admiration devant une capacité à maintenir aussi alerte son esprit après tant d’années, et devant des méthodes d’enseignement à l’époustouflante efficacité.

Mais je suis triste aussi que mon père ne connaisse pas davantage l’héritage d’Avicenne, d’Averroès, d’Ibn Khaldun ou d’Ibn Battuta, n’ait jamais lu Naguib Mahfouz qu’on lui fit mépriser enfant mais qu’en d’autres temps certains jugèrent nobélisables pourtant, qu’il ne me récite aucun poème persan, que redécouvrent les éditeurs français aujourd’hui, les publiant en des ouvrages superbement illustrés et savamment préfacés. Triste aussi qu’il n’aime pas la musique arabe, qu’on lui fit détester enfant, et que l’Occident aujourd’hui découvre avec ravissement, alors qu’il connaît toutes les chansons du music-hall français d’avant-guerre.

Francophonie: derrière ce mot brandi comme une victoire, moi je lis Les damnés de la terre**, le mépris de sa culture, de son identité, la colonisation des esprits l’affirmation d’une puissance. Que mon père récite Hugo et non Abu Nawas me rappelle cruellement que je suis la fille de l’époque coloniale. Et me fait comprendre pourquoi j’ai choisi d’étudier l’ethnologie, Race et histoire de Lévi-Strauss, Chronique des Indiens Guayaki de Pierre Clastres et autres manuels qui expliquent qu’il n’existe pas de culture supérieure à une autre, pour en faire mon métier. Pourquoi j’ai choisi l’Orient comme objet d’étude et choix professionnel: pour me réapproprier cet Orient qu’à mon père comme à ceux de son temps on avait confisqué.

* Voir à ce propos l’ouvrage éclairant de Sophie Bessis, L’Occident et les autres. Histoire d’une suprématie, La Découverte, 2002.
** Titre du célèbre ouvrage de Frantz Fanon, écrivain antillais, qui dénonçait dans les années 60 l’impérialisme culturel subi par les anciennes colonies et possessions (La Découverte, 2004).

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