H comme Héritage


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L’apprentissage : H comme Héritage. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre courant 2007.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

H

Héritage

Pour Teymour

J’écoute les sublimes concertis pour violoncelle de Vivaldi, et je pense à mon père. Lorsque nous avons émigré, nous avons emporté peu de choses, ce que chacun de nous six jugeait essentiel d’emmener avec soi. Pour mon père, ces essentiels furent des livres et des disques, et parmi ces derniers, un 33 tours « Les quatre saisons » de Vivaldi, qu’il avait acheté à Beyrouth pour nous les enfants, à la pochette aujourd’hui usée par les ans tellement nous l’avons écoutée.

Vivaldi est l’un des cadeaux que m’aura offert mon père au cours de sa vie. Et à travers ce premier Vivaldi acheté pour nous enfants, mon père m’aura peut-être offert l’amour de la musique, qui me donne tant de bonheur aujourd’hui.

C’est France Musique qui me fit redécouvrir il y a quelques années ce compositeur qui est l’un de mes favoris aujourd’hui, extraordinaire de vitalité d’énergie et d’enthousiasme, émouvant de mélancolie aussi, et où je reconnais toute l’Italie, toute la Méditerranée, la joie éclatante et la gravité intérieure réunies ensemble dans une même composition, et qui sont les deux faces complémentaires et nécessaires de la vie – la sérénité et l’énergie réunies.

Héritage. « Ici en France, les gens se battent pour les héritages, même entre frères et sœurs, ils comptent les cuillères en argent, c’est honteux! »: ma mère, dès nos premières années ici, avait découvert avec effroi, par les confidences de ses amies, cette face parfois dramatique du décès d’un vieux parent, enfants qui s’opposent pour le partage d’une villa, de meubles anciens, de bibelots précieux, frères et sœurs qui ne se parlent plus pour de longues années. Sans supposer que ces querelles sont absentes dans le monde arabe, il faut croire qu’elles sont moins fréquentes, puisqu’elles étonnèrent ici ma chère maman, et cela par la force de solidarités familiales plus accentuées, et peut-être aussi par la censure sociale qui condamnerait toute manifestation extérieure de mésentente familiale dans ces moments-là, comme un dernier respect dû au défunt, cette harmonie familiale sur laquelle il régnait, préservée même après son départ: c’est ce respect au défunt qui fonde les clans, réunions de fils, de filles, de frères, de sœurs, de neveux et de nièces, qui forment la structure sociologique de toute la Méditerranée.

Héritage: moi qui suis fille d’émigrants, je ne recevrai en héritage ni maison de campagne ni meubles de grand-mère ni linge ancien précieux, mais je recevrai bien plus. De mon père, je recevrai cette formidable bonne humeur, ce tempérament tout méditerranéen qui aime les apéritifs pris en prenant le temps, le goût de préparer pour ses hôtes les petites bouchées qui les accompagnent – quelques radis, un fenouil odorant tranché, quelques tranches de boutargue, des amandes fraîches – j’hériterai peut-être de ce goût de conter, cette manière si orientale de raconter de vraies histoires qui vous sont arrivées comme si ces histoires extraordinaires avaient été imaginées, j’hériterai de ce respect de la culture et du savoir mais qui le laisse tout ouvert pourtant et si amical avec tout un chacun, quelque soit son niveau d’éducation, sourire et courtoisie offerts au livreur au cordonnier ou à la vieille voisine fatiguée, de mon père je recevrai aussi un goût de l’ordre des choses bien rangées qui permettent c’est évident de mieux travailler de mieux réfléchir de mieux avancer, je recevrai aussi ce goût de la papeterie, des beaux papiers des stylos des encres de qualité, qui me font dévaliser à chaque rentrée les rayons papeterie du Bon marché, goût dont j’ai sans doute hérité lorsque, petite fille, il tenait pour nous ses filles dans son placard une étagère pleine de fournitures scolaires, si bien que lorsque nous avions besoin d’une gomme d’un cahier ou de nouvelles étiquettes nous allions les lui demander, et alors parfois, lorsque nous avions bien travaillé, il nous offrait un crayon plus joli, qui venait d’Angleterre, un carnet d’étiquettes décorées, qui venait de Paris, un classeur magique qui permettait de classer des papiers sans les trouer, et c’est, j’en suis sûre, ce respect dû aux outils de travail de l’écolier qui a fait de nous quatre de si bonnes élèves, puis des étudiantes brillantes, concrétisant ainsi, sans que nous en ayons alors conscience, le rêve de sa vie, ses quatre filles récoltant en France les diplômes les plus convoités, médecine ingénieur doctorat HEC, car voir ses enfants réussir est la raison pour laquelle des centaines de millions d’émigrants s’arrachent à leur terre chaque année, et mon père est si fier de ces diplômes, de nos réussites, la preuve pour lui que son émigration a réussi, notre manière à nous de le remercier, inconsciemment, pour tous les sacrifices que pour nous par cet exil volontaire il a fait.

De ma mère je recevrai le goût et le sens – que dis-je, la nécessité – de la sociabilité. Car ma mère, en parfaite Méditerranéenne, ne sait pas vivre autrement qu’entourée, et a réussi le pari fou, débarquant en France dans une ville où, à part une famille parente, elle ne connaissait personne, de se faire des amis en quelques mois, des amis fidèles en quelques années, des amis à vie aujourd’hui. Réussissant si bien à connaître tout le monde, à parler avec toutes les voisines, qui elles-mêmes ne se connaissaient pas toujours ni se fréquentaient dans cette résidence bourgeoise de banlieue parisienne, que ce fut elle, l’étrangère, qui fonda l’association des voisins de la résidence, se mit à organiser des repas en commun, des réunions amicales, fit tant et si bien que cette activité de mise en contact des uns avec les autres, qui prenait aussi la forme d’activités sociales, quand il s’est agi de sortir Madame Lancieux de sa dépression, d’aider Madame Tesson après le décès de son mari ou de rendre visite à la vieille Madame Dévarrieux, institutrice retraitée trop rarement visitée par ses enfants, que cette activité intensément sociale, à tous les sens du terme, s’étendit bientôt à la commune, et c’est ainsi que ma mère créa la première association féminine de la ville, le club Madame Inter, c’est en écoutant France Inter qu’elle en avait eu l’idée, ces dames, « au foyer » comme on disait alors, et qui parfois s’ennuyaient, se réunissaient désormais régulièrement, pour diverses activités, gym bridge visites de musées, les maris avaient même été embringués, car l’association se mit bientôt à organiser des sorties au théâtre le soir, pour ces couples de Monsieur-Madame, c’était la dame libanaise catholique catéchiste bénévole – c’était là l’une de ses nombreuses activités – qui était arrivée il y a quelques années, qui emmenait tout ce bon monde voir La cage aux folles où l’homosexualité pour la première fois aussi ouvertement pour le public bourgeois était évoquée, les comédies de Feydeau si parisiennes avec leurs histoires d’adultères de femmes volages et de maris trompés, les comédies de boulevard avec les acteurs les plus célèbres du moment que tous ces gens-là avant ne regardaient qu’Au théâtre ce soir à la télé, et ce fut bientôt cette dame étrangère, devenue française au bout de quelques années, et un peu connue au niveau de la ville, où quand elle faisait son marché elle était saluée – « ‘jour Ma’me Couri » – cette étrangère qui fut appelée par le maire, et suggérée pour figurer comme candidate sur des listes électorales – mais la politique, c’était la dernière frontière qu’elle ne franchit jamais, c’était endosser un rôle trop public un engagement trop grand en temps par rapport à sa mission de mère et cela elle le refusa. De ma mère j’hériterai, et je l’ai déjà fait, de ce formidable sens du contact humain, qui est dans notre sang de Libanais je sais mais sans doute encore plus dans la branche maternelle de ma famille, les Jreissati, famille de notables de Zahlé, et qui ont essaimé dans le monde entier – au Brésil il y en a des milliers. J’hériterai de son sens de la féminité, de son goût de bien s’habiller de bien se maquiller des jolis bijoux fantaisie qui signent la séduction, dans la commode de sa chambre ma mère avait jadis un tiroir plein de ces bijoux fantaisie dont elle raffolait et qu’elle porte encore volontiers, parfois nous nous installions sur le grand lit et nous les étalions tous, et elle nous racontait, ce collier acheté à Venise, cet autre à Paris en voyage de noces, ces boucles d’oreille à Nice, et celui-là elle venait juste de l’acheter au Monoprix, car ma mère est coquette mais pas snob pour un sou, et passe d’un jour à l’autre d’un camée ancien de nacre offert par son mari à des bonbons de plastique vert en guise de boucles d’oreille, et moi aujourd’hui à mon tour en voyage j’aime acheter des colliers de perles à trois sous si jolis à porter, perles africaines colorées dépareillées, perles indiennes fines à porter en rangs serrés, perles asiatiques de nacre sorties de l’eau toutes moirées, bijoux qui ne sont ni d’or ni d’argent et dont je raffole car ils me parlent, à leur manière, d’Orient et de féminité, car les femmes d’Orient raffolent se parer de bijoux, et de plein en même temps comme on le voit sur les photos et les tableaux d’antan, féminité transmise de mères en filles depuis la nuit des temps.

Héritage. Nous, fils et filles d’émigrants, avons hérité de bien plus que de biens matériels, que nos parents ou nos grands-parents avec eux dans leurs bagages, dans leur fuite parfois, n’ont pas pu emporter. Mon amie Cécile, avec qui nous parlons souvent de cela, héritages et racines, dont la famille maternelle dans le camp d’Auschwitz fut décimée, dont la famille paternelle au Brésil dut se réfugier, Cécile, comme moi, comme d’autres enfants de migrants, n’avons hérité d’aucun objet d’un long passé qu’avec nos frères et sœurs nous aurions pu nous disputer, mais nous avons hérité de bien plus: de la force de vaincre, de la manière de lutter contre l’adversité, d’un formidable sens de l’adaptation, aux autres cultures, donc aux autres tout simplement, d’un dynamisme inné de vie, qui nous fait vouloir toujours avancer, comme si d’être immobile nous allions mourir, d’ennui, ou peut-être tout court, désir de bouger, de rester en mouvement, comme si ce mouvement initial de nos parents, de nos ancêtres, cette migration, au sens propre, nous imposait de bouger toujours, et, comme eux, de nous dépasser, de viser plus loin, qui veut dire plus haut pour certains, plus profond en soi pour d’autres, mais, pour tous, toujours avancer.

Keep walking: le slogan publicitaire de Johnny Walker, avec son bonhomme en marche à grandes foulées, whisky préféré de mon père, qu’il aime déguster chaque soir tranquillement avant son dîner, est devenu aussi ma devise à moi. Clin d’œil-hommage à mon père, à son épicurisme – le whisky! – et à la manière magistrale dont il a su, en France, mener sa famille, lui montrer le chemin, la faire avancer, dans ses deux migrations, dans la société, et dans la vie aussi.

L’Orient: cet Orient auquel je suis viscéralement attachée, que je sens vivre en moi parfois comme, enceinte, on sens vivre et bouger son enfant, par exemple en écoutant une chanson de Fayrouz, en humant un mélange de nos épices bharat, en regardant une photo ancienne de palmiers en Egypte au bord d’un lac, cet Orient qui fonde mon identité mon bonheur ma vie, c’est à ma mère que je dois d’en avoir hérité, car c’est elle qui, comme souvent dans les familles d’émigrants, a maintenu et maintient encore vivante chez nous cette part d’elle-même, cette part de nous, immatérielle, qu’il y a bien des années avec elle, elle a emportée. Les hommes sont moins sentimentaux, même chez les Arabes, et il faut être sentimental – c’est-à-dire, comme les femmes, ne pas craindre de se laisser submerger par des émotions, autre mot pour sentiments – pour maintenir ainsi vivante une mémoire, qui de pareils instants insignifiants et immenses est constituée, une musique, un parfum de cuisine, une photo. Garder vivante une mémoire, c’est-à-dire notre identité, c’est à nos mères, nous enfants d’émigrants, que souvent nous le devons. Nourrir notre force, entretenir la conscience d’une force ancestrale, que nous avons vue à l’action, et qui nous fait affronter tous les obstacles, c’est à nos pères migrants, héros anonymes et formidables, que nous le devons.

Racines. Héritages. Mouvements. Ce que j’ai hérité de mes parents, je sais qu’eux-mêmes l’ont hérité des leurs, et mon devoir est de le transmettre, à mon tour, à mon fils, qui le donnera à ses enfants. Par cela, j’ai conscience d’appartenir à un clan. Devenu international aujourd’hui, et encore plus demain. Je suis la fille de mes parents et de mes grands-parents, et la mère et grand-mère d’enfants à venir, enfants de France ou d’ailleurs qui tous porteront en eux un peu de cet héritage-là.
Notre héritage familial.
Immatériel et essentiel.
Et qui, pour cette raison, nous survivra.

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