Guinée : lettre ouverte au Président Condé


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Lettre ouverte de Human Rights Watch concernant la reddition de comptes pour les graves violations aux droits humains commises dans le cadre de la période électorale 2015.

Monsieur le Président,

À l’approche de l’anniversaire de l’élection présidentielle du 11 octobre 2015 en Guinée, Human Rights Watch et Amnesty International s’adressent à vous pour vous inviter ainsi que votre gouvernement à prendre d’urgence des mesures concrètes et significatives pour assurer la reddition de comptes pour les graves violations et atteintes aux droits humains commises dans le cadre de la période électorale.

En tant qu’organisations internationales non gouvernementales indépendantes et impartiales, Human Rights Watch et Amnesty International surveillent et rendent compte de la situation des droits humains dans plus de 160 pays. Depuis plusieurs années, nous avons documenté des violations ainsi que des atteintes aux droits humains en Guinée et avons plaidé en faveur de l’indemnisation des victimes.

Au cours de plusieurs missions de recherche en Guinée en 2015, nos organisations ont documenté de nombreuses violations et atteintes graves aux droits humains qui auraient été perpétrées par des membres des forces de sécurité et des bandes criminelles affiliées tant aux groupes du parti au pouvoir qu’à ceux de l’opposition. Ces violations et atteintes aux droits humains ont été commises entre avril et octobre 2015.

Parmi celles qui impliquent les forces de sécurité, on relève l’usage arbitraire et excessif de la force létale, entraînant la mort en 2015 d’une dizaine de personnes lors de manifestations, des actes de torture et autres mauvais traitements infligés aux détenus ; un cas de viol ; de nombreux actes d’extorsion et de vol ; et le pillage de plusieurs marchés.

Nous avons également documenté les incidents suivants : la mort de deux hommes et le viol d’une femme par des bandes criminelles associées aux membres de l’opposition ; l’abus sexuel d’un enfant par plusieurs hommes soupçonnés d’être des partisans du parti au pouvoir ; et le pillage généralisé et la destruction de biens sur les marchés par des bandes criminelles associées au parti au pouvoir, souvent avec la complicité des forces de sécurité.

Ces violations et atteintes aux droits humains n’ont suscité presque aucune réponse judiciaire, ni quand ils ont été signalés par nos organisations de défense des droits humains, par des organisations locales des droits humains ou par la presse, ni lorsque les victimes ont déposé des plaintes. En effet, malgré les menaces et les obstacles, notamment des difficultés financières, au moins neuf victimes ou des membres de leurs familles ont déposé des plaintes auprès de la magistrature pour la perte de leurs proches ou les blessures infligées. Un collectif de quelque 400 victimes a déposé une plainte pour perte de biens pendant le saccage et le pillage de leurs entreprises entre avril et octobre 2015.

Cependant, les victimes et certains membres du système de justice pénale interrogés nous ont confié qu’aucun de ces cas n’a fait l’objet d’enquêtes approfondies, aucun des auteurs présumés n’a été traduit en justice, et aucune des victimes n’a reçu de recours et réparations efficaces. Les épouses et les membres des familles de plusieurs hommes tués lors de manifestations ont parlé à nos chercheurs du fait d‘être confrontés non seulement à la douleur de leur perte, mais également à une période de difficultés financières intenses alors qu’ils luttaient pour prendre soin de leurs familles sans aucun soutien de l’État.

Les violations des droits humains commises au cours de la période précédant les élections législatives de 2013 sont également restées sans réponse, notamment quelque 60 décès, dont la majorité auraient été causés par des membres des services de sécurité. Cela alimente ce que nous estimons être un cycle dangereux de violations, d’exactions et d’impunité.

En vertu du droit international et régional des droits humains, les victimes de violations de droits humains et leurs familles ont droit à un recours effectif ainsi que des réparations complètes. Comme l’a souligné le Rapporteur spécial de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, « Le fait que l’État n’ait pas mené d’enquête appropriée sur un décès consécutif à l’usage de la force constitue en soi une violation du droit à la vie. »

Nous avons envoyé au Procureur général de la Guinée une annexe mise à jour avec les détails de plusieurs affaires de la période électorale de 2015 sur lesquelles nous l’avons exhorté à enquêter, notamment plusieurs plaintes déposées par des membres des familles et leurs avocats. Nous incluons ci-dessous une brève description de plusieurs de ces affaires, qui ont toutes fait l’objet de recherches par Human Rights Watch et Amnesty International. Ces affaires ne constituent en aucun cas une liste exhaustive des graves violations et exactions commises en 2015.

Usage excessif de la force et des armes à feu par des membres des forces de sécurité à l’encontre des manifestants :

Le 13 avril 2015, un gendarme armé d’un pistolet aurait abattu Thierno Souleymane Bah, 30 ans, dans le quartier de Hamdallaye à Conakry. Selon des témoins, il n’y avait ni une menace imminente contre le gendarme ni une menace contre d’autres personnes. Le procureur a envoyé le dossier au Bureau des investigations judiciaires avec le rapport d’autopsie en avril 2016. Depuis lors, aucune information n’est disponible sur l’état d’avancement de l’enquête.

Le 7 mai 2015, Thierno Sadou Diallo, un soudeur de 34 ans, aurait été tué par des gendarmes en patrouille près de son domicile à Hamdallaye. Le 8 mai, sa famille a déposé une plainte auprès du Tribunal de Dixinn. L’accusation a renvoyé l’affaire au Bureau des investigations Judiciaires, mais aucune information n’est disponible sur l’état d’avancement de l’enquête. Son épouse, âgée de 25 ans, a dû s’occuper toute seule de ses trois jeunes enfants.

Le 10 octobre 2015, Boubacar Bah, un chauffeur de 24 ans, a été abattu à Sonfonia Gare II alors qu’il se rendait chez son frère, par les forces de sécurité qui enlevaient des barricades érigées par les manifestants. Quatre autres personnes ont été blessés dans le même incident. Sa famille a déposé une plainte auprès du Tribunal de Dixinn le 16 octobre 2015. L’affaire a été renvoyée au Bureau des investigations judiciaires, mais aucune information n’est disponible sur l’état d’avancement de l’enquête.

Meurtres par des bandes de criminels :

Le 8 octobre 2015, Koumandjan Keita, un réparateur de réfrigérateurs âgé de 35 ans, a été tiré de sa moto et battu à mort par une foule de partisans de l’opposition lors d’affrontements avec des partisans du parti au pouvoir près du marché Kankan-Coura à Conakry.

Le 9 octobre 2015, Djibril Hassan Sylla, un homme d’affaires âgé de 61 ans, a été tiré de sa voiture après avoir été arrêté par des groupes de personnes soutenant l’opposition politique à la jonction T-8 dans le quartier Cimenterie de Conakry. Il a été brutalement battu et matraqué à mort avec des pierres, du bois hérissé de clous et des machettes.

Agressions sexuelles :

Le 14 avril 2015, une femme de 26 ans a été arrêtée par des gendarmes, contrainte de monter dans leur véhicule, emmenée dans un bâtiment, les yeux bandés et violée par au moins deux hommes. Elle a déposé une plainte peu après, mais n’a jamais été contactée par le pouvoir judiciaire ni la police afin de fournir des preuves supplémentaires.

Le 9 octobre 2015, une jeune femme a été violée après avoir été arrêtée à un poste de contrôle tenu par des membres de l’opposition politique armés de machettes dans le quartier Ansoumanya Plateau de Conakry.

Vols et pillages :

En avril et mai 2015, pendant et après les manifestations de rue, des policiers et, dans une moindre mesure, des gendarmes opérant dans Bambeto, Hamdallaye, Koloma, Matam et Wanindara ont volé des téléphones potables, de l’argent, des articles ménagers et des marchandises. Ils ont fracassé des pare-brises de voitures dans des ateliers de réparation automobile, incendié ou détruit plusieurs étals de marché et petits commerces.

Le 7 mai 2015, une foule de centaines de partisans de l’opposition a détruit, pillé et incendié la maison, le bar et le centre vidéo appartenant à un homme vivant dans le quartier Cimenterie-Sonfonia.

Les 8 et 9 octobre 2015, des groupes de personnes soutenant largement le parti au pouvoir et, dans de nombreux cas, accompagnés par des membres des forces de sécurité, ont pillé et, dans quelques cas, brûlés ou détruits des dizaines de boutiques à Madina, Matoto, Anta, Kissosso, Dixinn ainsi que le Centre Commercial Koumi. Les pertes se répercutant sur des centaines d’hommes d’affaires principalement peuls sont estimées à des milliards de francs guinéens. Quelque 400 victimes ont déposé une plainte en décembre 2015 auprès du tribunal de première instance de Mafanco.

Le 8 octobre 2015, une foule d’hommes dont beaucoup portant des tee-shirts de l’opposition ont attaqué et brûlé plusieurs magasins, voitures et motos dans le Marché de Casse, un marché de pièces automobiles de rechange.

Nous reconnaissons pleinement les mesures significatives prises jusqu’ici par votre administration pour assurer une meilleure discipline au sein des forces de sécurité et pour rompre avec le passé violent et abusif de la Guinée, notamment en donnant des instructions pour garantir que l’armée ne soit pas déployée pour contrôler les manifestations à Conakry. Nous reconnaissons également les lacunes flagrantes du système judiciaire dont votre administration a hérité et les nombreux défis pressants auxquels votre gouvernement continue d’être confronté.

Toutefois, ces défis ne doivent pas être utilisés pour justifier l’inaction. Nous croyons fermement que le renforcement du système de justice pénale et de l’État de droit, ainsi que la garantie de la justice pour les violations et les exactions, notamment celles commises en 2015, devraient être au sommet des priorités de votre gouvernement alors que vous entrez dans la deuxième année de votre mandat.

Human Rights Watch et Amnesty International vous exhortent donc ainsi que votre gouvernement à veiller à ce que ces violations et crimes fassent l’objet d’enquêtes rapides, exhaustives, menées de manière transparente et impartiale, que les auteurs présumés soient traduits en justice dans le cadre d’un procès équitable, et que les victimes aient accès à un recours effectif et reçoivent des réparations complètes.

Assurer la responsabilisation pour ces violations et atteintes aux droits humains par toutes les parties est essentiel non seulement pour les victimes et leurs familles, mais également pour rassurer la population de la Guinée que le cycle de violence, de peur et d’impunité peut et va prendre fin. Toutes les victimes et leurs familles ne méritent pas moins.

Human Rights Watch et Amnesty International sont prêts à soutenir les efforts de votre gouvernement pour renforcer le système de justice pénale, l’État de droit, et pour assurer la reddition de comptes pour les violations et les atteintes aux droits humains.

Veuillez agréer, Votre Excellence, l’expression de notre haute considération.

Corinne Dufka
_Directrice adjointe, Division Afrique

Human Rights Watch

Alioune Tine

Directeur, Bureau régional de l’Afrique de l’Ouest et du Centre
Amnesty International

En copie :

M. Mamady YOULA, Premier Ministre

M. Cheick SAKO, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux

M. Kalifa Gassama DIABY, Ministre de l’Unité nationale et de la citoyenneté

M. Abdoul Kabele CAMARA, Ministre de la Sécurité et de la protection civile

M.Mamady KABA, Président de l’Institution Nationale Indépendante des Droits de l’Homme

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