
Un documentaire inédit lève le voile sur l’emploi systématique de gaz toxiques pendant la guerre d’Algérie. L’historien Christophe Lafaye révèle dans un documentaire, archives à l’appui, comment les forces françaises ont contourné le droit international pour utiliser des armes chimiques contre les combattants indépendantistes et les populations civiles.
Le documentaire a malheureusement été déprogrammé au profit d’un documentaire portant sur l’actualité chaude du conflit en cours entre l’Europe et la Russie. Il doit être reprogrammé prochainement.
Un documentaire qui brise un tabou historique
Le 16 mars prochain, France 5 diffusera un documentaire explosif intitulé « Algérie, sections armes spéciales », réalisé par Claire Billet avec l’expertise scientifique de l’historien Christophe Lafaye. Déjà projeté en Suisse, ce film révèle un aspect méconnu et glaçant de la guerre d’Algérie : l’utilisation systématique d’armes chimiques par l’armée française entre 1957 et 1959.
Si les violences de ce conflit (1954-1962) sont largement documentées – tortures, massacres, déplacements forcés – l’usage de gaz toxiques par les forces françaises est resté jusqu’à présent un angle mort de l’historiographie. Christophe Lafaye, spécialiste en histoire militaire et chercheur associé à l’université de Bourgogne, a exhumé des archives longtemps inaccessibles qui dévoilent une politique organisée d’attaques chimiques, principalement dans les montagnes de Haute-Kabylie et des Aurès.
Une stratégie militaire élaborée au plus haut niveau
Les recherches de Lafaye démontrent que ces opérations ne relevaient pas d’initiatives isolées mais d’une véritable doctrine militaire, élaborée dès 1956 sous l’impulsion du ministre de la Défense Maurice Bourges-Maunoury et du général Charles Ailleret. Ce dernier, figure centrale du développement des armes spéciales en France et futur père de la force de dissuasion nucléaire française, a joué un rôle déterminant dans la mise en place de cette stratégie.
Des documents déclassifiés attestent de cette politique délibérée : un télégramme daté de mars 1956 confirme l’autorisation donnée par le ministre de la Défense à l’état-major d’utiliser des « moyens chimiques« . Un autre document de septembre 1956 mentionne explicitement une « étude de la politique générale d’utilisation des armes chimiques en Algérie« .
Les « sections armes spéciales » : unités d’élite de la guerre chimique
Pour mener ces attaques, l’armée française créa des unités spécialisées, officiellement baptisées « sections armes spéciales » en décembre 1956. Ces équipes constituaient un véritable corps d’élite de la guerre chimique, déployé dans des missions de ratissage et de « purification » des grottes considérées comme stratégiques par l’état-major.
Entre 1957 et 1959, 119 unités ont été engagées sur le terrain algérien. Leur formation se déroulait notamment à Bourges, centre névralgique de la 7e région militaire couvrant la Bourgogne et la Franche-Comté. Ces sections étaient équipées de matériel spécifique pour l’épandage des agents chimiques dans les zones difficiles d’accès.
Avec l’arrivée du général Maurice Challe à la tête des forces françaises en 1959, l’usage des armes chimiques s’intensifia et devint systématique dans le cadre du « Plan Challe« , vaste offensive visant à isoler les combattants indépendantistes de leurs soutiens civils.
Du maintien de l’ordre colonial à l’arme de guerre
Les gaz utilisés par l’armée française n’étaient pas des innovations militaires mais provenaient des arsenaux de répression coloniale. L’historien a identifié un mélange particulièrement létal appelé CN2D, composé de cyanure (CN), d’un dérivé de l’arsenic (DM) et d’une terre siliceuse ultrafine (kieselgurh) qui augmentait la persistance des agents toxiques.
À faible concentration, ces substances servaient au maintien de l’ordre dans les colonies ; à dose élevée et dans des espaces confinés comme les grottes, elles devenaient mortelles. « Dans un lieu clos avec peu de volume, le gaz provoque des œdèmes pulmonaires et des asphyxies rapides« , explique Christophe Lafaye.
Ces grottes, refuges naturels utilisés par les combattants du FLN mais aussi par des civils fuyant les combats, se transformaient ainsi en pièges mortels. Selon les estimations, entre 8.000 et 10.000 attaques chimiques auraient été réalisées durant cette période, bien que seuls 440 cas aient été formellement documentés jusqu’à présent.
Le massacre de Ghar Ben Chattouh : symbole d’une guerre sans merci
Parmi les événements les plus tragiques mis en lumière par les recherches de Lafaye figure le massacre de Ghar Ben Chattouh, dans les Aurès, le 22 mars 1959. Ce jour-là, environ 150 personnes, dont de nombreux civils, auraient péri sous l’effet des gaz toxiques déversés dans un complexe de grottes.
Ce drame illustre la façon dont la notion d' »ennemi » s’étendait souvent aux populations civiles soupçonnées de soutenir le FLN. Dans cette guerre asymétrique, les forces françaises ont progressivement effacé la distinction entre combattants et non-combattants, une dérive caractéristique des conflits coloniaux de contre-insurrection.
Une violation du droit international masquée par un artifice juridique
L’utilisation de ces armes soulève une question fondamentale : comment la France a-t-elle pu contourner le Protocole de Genève de 1925, qu’elle avait elle-même ratifié, et qui interdisait formellement l’usage d’armes chimiques en temps de guerre ?
Christophe Lafaye met en évidence l’artifice juridique exploité par les autorités françaises : la guerre d’Algérie n’était pas officiellement reconnue comme un conflit armé international, mais qualifiée d' »opération de maintien de l’ordre » sur un territoire considéré comme partie intégrante de la France. Ce flou juridique permettait de justifier l’emploi de gaz asphyxiants, présentés comme des moyens de police coloniale plutôt que comme des armes de guerre prohibées.
Cette interprétation coupable du droit international illustre les contradictions de la position française, qui refusait de reconnaître le caractère militaire du conflit tout en déployant des moyens de guerre conventionnels et non-conventionnels d’une ampleur considérable.
Un silence d’État brisé par le travail historique
Malgré l’importance de ces révélations, une partie des archives reste classifiée, empêchant d’établir un bilan précis des victimes de ces attaques chimiques. Le silence des institutions françaises sur cette question reflète la difficulté persistante à affronter certains aspects controversés de l’histoire coloniale.
« Les Algériens ne demandent pas de repentance ni de réparations. Ils veulent juste que la France reconnaisse ce qui s’est passé« , affirme Christophe Lafaye, soulignant l’importance d’un travail historique rigoureux pour établir la vérité sur ces événements.
Le documentaire de Claire Billet, en donnant la parole tant aux anciens combattants français qu’aux victimes algériennes, s’inscrit dans cette démarche d’histoire équilibrée. Il offre une contribution essentielle à la compréhension d’une guerre dont les blessures peinent encore à cicatriser, soixante ans après les accords d’Évian.
Une page d’histoire à découvrir

Le film « Algérie, sections armes spéciales » est diffusé sur France 5, le dimanche 16 mars à 23h, dans le cadre de l’émission « La case du siècle ». Un rendez-vous important pour mieux comprendre une page sombre de l’histoire franco-algérienne, longtemps occultée par le silence des archives et des institutions.
Ces révélations s’inscrivent dans un contexte plus large de réexamen critique de l’histoire coloniale française, avec la volonté de contribuer à une mémoire apaisée entre les deux rives de la Méditerranée, fondée sur la reconnaissance des faits historiques dans toute leur complexité.