La place du 8 février 1962 a été inaugurée jeudi, au métro Charonne, à Paris, là où neuf manifestants ont été tués voilà 45 ans alors qu’ils marchaient contre l’OAS et pour la paix en Algérie. Après la place du 17 octobre 1961, la place Maurice Audin et la Place Abdelkader, Paris reconnaît une fois de plus « les crimes d’Etat que l’Etat se refuse à reconnaître ».
Le soleil joue à cache-cache avec les nuages en cette fin de matinée, et le vent soulève les drapeaux rouges et jaunes du Parti communiste qui se dressent au dessus de la foule, peut-être mille personnes, à l’angle de la rue de Charonne et du Boulevard Voltaire, à Paris. Le vent soulève aussi le tissu rouge et bleu qui dissimule la plaque commémorative que Bertrand Delanoë, le maire de Paris, un peu en retard, doit dévoiler. « Place du 9 février 1962, date de la manifestation contre la guerre d’Algérie où neuf manifestants trouvèrent la mort au métro Charonne. »
« Reconnaissance des crimes d’Etat »
Depuis 1982, les parents, les proches des victimes, les militants et les personnes blessées lors de la manifestation du 8 février 1962 se réunissaient à ce métro, devant une plaque où sont gravés les noms de ceux dont là marche a pris fin, 45 ans plus tôt, dans des conditions dramatiques. Avant cette date, les autorités avaient interdit tout rassemblement commémoratif dans la station. Une façon d’effacer la mémoire des événements. Au contraire, ce jeudi, en consacrant une place dans la capitale française aux victimes de la tragédie, « on doit oser dire la vérité et l’inscrire dans le temps », tonne Bertrand Delanoë.
Depuis son élection à la tête de la mairie de Paris, en mai 2001, l’homme politique socialiste et son conseil municipal se sont à de nombreuses reprises opposés au discours officiel sur la guerre d’Algérie scellé par les lois d’amnistie. Ils ont inauguré la place du 17 octobre 1961 – Une centaine de manifestants – les estimations varient – du Front de libération algérien manifestant pour l’indépendance de l’Algérie sont tués par la police, certains jetés dans la Seine – en 2001, la Place Maurice Audin, Maurice Audin était un mathématicien français militant pour une Algérie indépendante, arrêté, torturé puis tué (disparu selon l’Etat français) par les parachutistes français durant la « Bataille d’Alger », en mai 2004, et la Place de l’Emir Abdelkader en novembre 2006. Une fois encore, le conseil de Paris accomplit « un acte d’une haute valeur symbolique qui contribue à la reconnaissance des crimes d’Etat que l’Etat se refuse à reconnaître », déclare à la tribune Nicole Borvo, sénatrice de Paris (Parti communiste).
Des jets de grilles de fonte par la police
En 1962, l’indépendance de l’Algérie paraît de plus en plus inéluctable. L’ONU a reconnu le 20 décembre 1960 le droit à l’autodétermination au peuple algérien, suivie trois semaines plus tard par les Français, qui se sont exprimés par référendum. Mais l’OAS (Organisation de l’armée secrète), formée à la fin du mois de janvier 1961, ne l’entend pas de cette oreille et multiplie les attentats en Algérie (encore département français) comme en France. Le 7 février 1962, une série d’explosions font sept blessés à Paris. L’une des bombes qui éclate ce jour-là est destinée à André Malraux. Une fillette de quatre ans, Delphine Renard, qui vit dans le même immeuble que l’intellectuel et ministre français, a le visage criblé d’éclats de vitres et perd la vue. Son sort émeut les Français et le lendemain, entre 10 et 20 000 personnes répondent à l’appel à la manifestation lancé par les partis et syndicats de gauche.
L’état d’urgence a été décrété en avril 1961 et les manifestations sur la voie publique ont été interdites par arrêté préfectoral. « Mais le lieu de départ [Bastille] de la manifestation n’est pas interdit », se souvient Nicole Borvo, alors militante aux jeunesses communistes. La manifestation « se déroule de façon pacifique en évitant tout contact avec les forces de l’ordre », témoigne Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT. Mais lorsque l’appel à la dispersion est donné à l’un des cortèges, au métro Charonne, la police du Préfet Maurice Papon charge les manifestants dont un certain nombre tente de trouver refuge dans la station, ouverte et non fermée, comme le ministère de l’Intérieur le maintiendra longtemps. Les forces de l’ordre font chauffer leur matraque et selon des témoins, projettent même de lourdes grilles de fonte, qui protègent les racines des arbres, sur les manifestants bloqués dans la bouche de métro. Huit d’entre-eux meurent par étouffement, suivis deux mois plus tard par un neuvième manifestant, jusque-là dans le coma. Plus de 200 personnes sont blessées.
Le lendemain, Roger Frey, le ministre de l’Intérieur, dénonce l’attitude provocatrice et l’aggressivité des manifestants. Mais les Français sont choqués par le déchaînement de violence des forces de l’ordre. Ils sont nombreux à répondre au mot d’ordre de grève lancé pour le 13 février, et jusqu’à un million, selon certaines estimations, à suivre le cortège des victimes de Charonne, toutes communistes, le 13 février, de République à Père-Lachaise. Le dossier judiciaire de l’affaire a été classé sans suite, et au civil, les victimes ont bénéficié de faibles indemnités, selon l’historien Olivier Wieworka. Comme les événements du 17 octobre 1961, ceux de Charonne sont couverts par une loi d’amnistie votée le 17 juin 1967.
Image : couverture retouchée de « Charonne : Lumières sur une tragédie », de Jean-Paul Brunet, éd. Flammarion