Made in Jamaica sort ce mercredi dans les salles obscures françaises. Le film énergique de Jérôme Laperrousaz donne à voir la Jamaïque d’aujourd’hui à travers les textes de grands artistes de l’île qui a vu naître l’illustre Bob Marley. Le réalisateur revient sur la conception et les thèmes abordés dans son œuvre.
Des stars du reggae et de la dancehall, du son plein les oreilles, un rythme quasi « tachycardique »… Les adeptes de la musique des ghettos de Kingston ne seront pas déçus s’ils vont voir Made in Jamaica, qui sort ce mercredi dans les cinémas français. Il faut dire que Jérôme Laperrousaz, le réalisateur, a mis tout son cœur dans ce film. Car, la Jamaïque, c’est un peu sa deuxième patrie : il fait l’aller-retour entre la France et cette île grosse comme la Corse, où vit une partie de sa famille, depuis une trentaine d’années. Il y avait d’ailleurs réalisé le documentaire Third World – Prisoner in the Street (1980), qui avait reçu une bonne critique au prestigieux Festival de Cannes.
Plus de 25 ans après cette œuvre, l’amoureux revient avec Made in Jamaica, un portrait de la société Jamaïcaine dessiné à travers les textes des grands noms de la musique du pays. Jérôme Laperrousaz nous livre les secrets de fabrication et les thèmes abordés dans ce film, où il est notamment question d’esclavage et d’émancipation féminine.
Afrik.com : Pourquoi ce nom, Made in Jamaica ?
Jérôme Laperrousaz : Tout simplement parce que le reggae est une musique qui vient de Jamaïque et que le film a été tourné et façonné en Jamaïque.
Afrik.com : Comment vous est venue l’idée de faire un tel film ?
Jérôme Laperrousaz : En 1977-1978, j’ai rencontré Marley et on avait décidé de faire un film ensemble. Je trouvais que cette musique était intéressante par sa rythmique, comme un battement de cœur, et ses textes sur l’esclavage et sur la vie quotidienne. Un peu plus de 25 ans plus tard, j’ai trouvé important de faire un constat sur cette musique écoutée partout dans le monde. Toutes les générations dansent dessus, c’est une musique fédératrice qui touche quelque soit notre origine ou notre culture. C’est une musique extrêmement puissante qui symbolise le rayonnement de la Jamaïque, qui a pour beaucoup construit son identité sur sa musique. Elle a subi quatre siècles d’esclavage et n’est indépendante que depuis 1962. Donc il est extrêmement intéressant que la société se reconstruise à travers le reggae, issu des ghettos de Kingston et un peu de la campagne. Au final, aussi bien le reggae de Marley ou la dancehall sont nés dans les ghettos. Ce dont les chanteurs parlent convient à tous les ghettos du monde, que ce soit celui de Seine-Saint-Denis, de New-York ou d’Amérique du Sud. Cette musique a une portée universelle.
Afrik.com : Vous avez choisi un ordre précis pour les thèmes sociaux et politiques évoqués dans le film…
Jérôme Laperrousaz : Je me suis servi des chansons comme d’un script. J’ai choisi, avec mes filles, Laura et Clara, les chansons qui m’intéressaient le plus, par rapport à la mélodie, mais aussi par rapport au texte. Cela a été mon fil rouge.
Afrik.com : Dans le film, on a l’impression que les artistes sont comme des dieux. Notamment quand le chanteur de dancehall Bogle est abattu, on voit les gens complètement effondrés…
Jérôme Laperrousaz : Ces artistes ne sont pas des dieux, mais des icônes très respectées, des stars et des leaders d’opinion très importants pour le peuple des ghettos de Jamaïque. La population fait attention à ce qu’ils peuvent dire, car leur musique est un commentaire de la vie quotidienne.
Afrik.com : L’esclavage est toujours très présent dans les chansons…
Jérôme Laperrousaz : L’esclavage n’est ni une chose à oublier ni à négliger. Le pays n’est indépendant que depuis 1962. Il est passé de l’esclavage à la colonisation et là il est dans une situation post-coloniale. Donc c’est normal qu’il y ait cette envie de raconter ce passé, cela fait partie de la construction identitaire de savoir qui on est et où on va. Les artistes parlent aussi beaucoup de l’esclavage mental, de ce que l’on peut vivre dans un pays du tiers-monde où les choses sont parfois très difficiles.
La bande annonce de Made in Jamaïca :
Afrik.com : Dans les chansons du film, on n’en entend pas une seule qui est homophobe, alors que certains artistes ont des textes très violents envers les homosexuels. Pourquoi ?
Jérôme Laperrousaz : Je suis contre toute forme de discrimination. Je suis complètement opposé à l’homophobie, que je trouve inacceptable. Les avancées sociales sont plus rapides dans les pays occidentaux avancés. Mais quand on va en Jamaïque, on se rend compte que les choses évoluent. La Jamaïque est un pays assez archaïque où la religion prend une grande place et il est regrettable qu’on applique les préceptes de la bible – qui disent qu’un homme ne doit pas aimer un homme et qu’une femme ne doit pas aimer une femme. Mais au-delà de ça, les choses bougent dans le bon sens. Les textes dont vous parlez date de quatre ou cinq ans. Et les artistes et les associations d’homosexuels (notamment l’organisation britannique OutRage !) ont passé un accord en présence de Scotland Yard (la police londonienne, ndlr) pour qu’il n’y ait plus de textes homophobes chantés. Et je pense que les associations gay ont bien fait de réagir vivement et il faut encourager à faire bouger les choses.
Afrik.com : Aviez-vous songé à parler de l’homophobie dans votre film ?
Jérôme Laperrousaz : J’ai souhaité traiter l’homosexualité, mais je ne voulais pas le faire de façon superficielle. Or cela prend du temps, il m’aurait fallu 50 ou 60 minutes et je ne pouvais pas me le permettre. Mais encore une fois, les choses bougent et l’homosexualité et les homosexuels sont de plus en plus acceptés. Il y a une espèce de mode de l’homosexualité chez les femmes, qui la vivent comme une émancipation vis-à-vis des hommes. Lady Saw et Tanya Stephens (qui apparaissent dans le film) jouent d’ailleurs un rôle important dans l’émancipation des femmes. Je pense que l’avenir de la Jamaïque passe par les femmes.
Afrik.com : Des artistes, dont Lady Saw, parlent de sexe de façon hardcore comme les hommes parce que les textes mielleux n’ont pas la cote…
Jérôme Laperrousaz : Cela fait partie de l’émancipation. Je ne suis pas des gens qui considèrent avec mépris ou condescendance ceux qui parlent librement de sexe. Surtout que leurs textes sont une vraie poésie de la rue. Ces artistes mettent les femmes dans une position où elles revendiquent le droit au sexe, au plaisir et donnent leur regard sur les hommes. Certaines de ces chansons sont devenues des hymnes pour les femmes en Jamaïque. Lady Saw a été bannie des radio et des festivals à cause de ce qu’elle chantait mais elle a fini par gagner parce qu’elle était soutenue par les femmes, et aussi par les hommes, parce qu’elle est très bonne dans le dancehall. Aujourd’hui, c’est une porte-parole des femmes qui utilise sa musique comme outil de libération des femmes.
Afrik.com : Les chansons du film sont enregistrées en live et le son est si bon qu’on a l’impression que cela a été tourné en studio. Comment avez-vous fait ?
Jérôme Laperrousaz : Ce film est un travail de fiction, pour lequel j’ai travaillé avec les artistes comme s’ils étaient acteurs. On a travaillé avec une grande confiance et un respect mutuel. La mise en scène, les lumières, les chorégraphies… font du film une fiction mais j’ai tenu à ce que les chansons soient enregistrées en live. Cela maintient une force et une fragilité. Pour moi, cela n’avait aucun intérêt de faire une succession de clips : cela aurait aseptisé le contenu et aurait été contraire à mon propos. J’ai opté pour un son très élaboré, sophistiqué, réalisé avec la techinique de studio : en tout, il y avait entre 10 et 12 personnes au son.
Afrik.com : Le film est un véritable clin d’œil au rêve jamaïcain. Comment définiriez-vous ce rêve ?
Jérôme Laperrousaz : C’est la volonté de s’en sortir, de quitter le ghetto et de devenir une star. Comme dit Elephant Man, « j’ai prié pour que dieu fasse de moi une star, et il m’a exaucé ».