Les accords d’Evian, qui consacrèrent la fin de la guerre d’Algérie et la naissance de l’Etat algérien, auront cinquante ans le 18 mars. Dans les mémoires algériennes et françaises, les évènements douloureux qui ont entouré cette trêve ont laissé des traces indélébiles qui exigent plus qu’un devoir de mémoire. Retour sur quelques-unes d’entre elles avec l’historien français Gilles Manceron.
Gilles Manceron est un journaliste et historien spécialiste du colonialisme français. Il a rédigé de nombreux ouvrages sur la guerre d’Algérie et ses conséquences. Parmi eux, La guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire (avec Hassan Remaoun, Syros, 1993), Marianne et les colonies, une introduction à l’histoire coloniale de la France (La Découverte, 2003) ou encore La triple occultation d’un massacre, seconde partie du livre de Marcel et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens (La Découverte, 2011). Gilles Manceron a été vice-président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et rédacteur en chef de sa revue, Hommes et Libertés. Il demeure l’un des responsables de la LDH.
Afrik.com : Que représente ce cinquantenaire à la fois pour l’Algérie et pour la France ?
Gilles Manceron : Il me semble que c’est l’occasion de revenir, surtout en France, sur ce passé colonial et à la guerre d’Algérie qui a clos la période coloniale française. De part et d’autre, c’est l’occasion de tourner la page. Depuis 50 ans, elle est toujours en suspens et on évite de la regarder en face. Du côté algérien, c’est le même enjeu. Peu d’évènements sont programmés en Algérie. La proclamation de l’indépendance a été fêtée, il y a 50 ans, et l’est chaque année depuis. Peut-être que s’il y a un début de reconnaissance de la France, il y aura éventuellement des gestes, entre autres, pour faire la lumière sur la disparition d’Européens au moment de l’indépendance.
Afrik.com : Un début de reconnaissance sous quelle forme ?
Gilles Manceron : L’essentiel est que la France reconnaisse l’injustice de la colonisation et la violence de la guerre d’Algérie. Il s’agit d’une réparation morale, de reconnaître ce que la colonisation avait de contradictoire avec les valeurs républicaines. Ce serait un premier pas…
Afrik.com : Toutes les anciennes colonies françaises sont en droit de réclamer cette repentance mais le cas algérien demeure particulier…
Gilles Manceron : Je préfère le terme de reconnaissance à celui de repentance. Effectivement, « c’est le gros morceau » de la conquête française, si je puis me permettre cette expression familière. C’est l’épisode le plus long – de la conquête, en passant par l’exploitation comme colonie de peuplement, à la guerre finale – et le plus violent de l’histoire coloniale française.
Afrik.com : Pourquoi la France rechigne-t-elle à opter pour cette
« reconnaissance » ?
Gilles Manceron : Ce n’est pas facile pour plusieurs raisons. D’abord, l’ensemble des forces politiques françaises a été impliqué. Ensuite, il y a eu une justification par la France de sa pseudo œuvre civilisatrice en s’appuyant sur des valeurs républicaines. Contrairement à d’autres pays comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas qui étaient conscients de la valeur utilitaire de la colonisation, que c’était de l’exploitation et qui n’ont jamais cherché à la justifier politiquement. Il est plus difficile de déconstruire ce discours politique. Entre les partisans du général de Gaulle, favorables à l’indépendance, et les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française, la droite s’est longtemps divisée sur la question algérienne. Dans les années 2000, elle a tenté de gommer cette division pour se rapprocher d’une extrême-droite avec laquelle elle était en délicatesse depuis la Seconde Guerre mondiale mais surtout depuis la guerre d’Algérie. C’était le cas en 2007 avec Nicolas Sarkozy et son refus de « repentance ». C’est encore le cas aujourd’hui, en 2012, avec la « droitisation » de son discours. Nicolas Sarkozy tente ainsi de séduire certains nostalgiques de la colonisation.
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Afrik.com : Les harkis sont qualifiés de « traîtres » dans leur pays d’origine. Un héritage qui est lourd à porter pour leurs enfants ?
Gilles Manceron : Il y a une stigmatisation comme traîtres qui est exprimée par les officiels depuis l’indépendance. C’est un raccourci dans la mesure où il n’y pas d’examen du contexte de l’époque. La question est hautement plus complexe. On ne se demande jamais si ces gens ont réellement choisi un camp. Le Président Abdelaziz Bouteflika a comparé leur situation à la collaboration. C’est une comparaison qui ne tient pas. Dans les régions rurales, le recrutement des paysans s’explique, parfois, par le comportement de certains maquisards. La réponse à la question que je viens de poser est celle-ci : ce n’est pas un choix politique de la plupart de ces supplétifs de l’armée française. Ceux qui sont arrivés en France ne sont d’ailleurs pas les plus nombreux [[Leur nombre est estimé à 100 000 dont 2/3 sont les membres des familles des personnes concernées.]]. Beaucoup ont continué à vivre dans leur village. Certains ont été massacrés par des personnes comparables aux résistants de la 25e heure, qui voulaient se donner une image de patriotes alors qu’ils étaient souvent motivés par la convoitise, l’envie de s’approprier les biens de leur voisin. Des ouvrages sont parus en France sur la complexité de cette question relative à la perception des harkis en Algérie. Des historiens algériens ont été intéressés par les points de vue développés mais ils ne sont pas encore en mesure de les faire connaître en Algérie. Il est encore trop tôt. Peut-être pour le 60e anniversaire…
Afrik.com : L’Etat algérien est souvent considéré comme le chef d’orchestre des massacres dont ont été victimes les harkis ?
Gilles Manceron : Il n’y avait pas véritablement d’Etat algérien entre mars et octobre 1962. Il y avait une vacance du pouvoir, c’était la grande pagaille ! Les massacres de harkis ont souvent été perpétrés par des individus animés par de vils intérêts personnels.
Afrik.com : Que doit faire la France pour répondre aux attentes des harkis ?
Gilles Manceron : Elle doit reconnaître ses responsabilités, y compris dans l’enrôlement de ces supplétifs qui ont fait l’objet de propagande et à qui l’Armée française n’a cessé de mentir. Il faut que la France reconnaisse cette instrumentalisation et l’abandon de ces personnes qui n’ont pas été évacuées.
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Afrik.com : Et les pieds-noirs ?
Gilles Manceron : La situation est différente. La question de l’avenir des Européens d’Algérie est un point important des accords d’Evian. Elle explique en partie pourquoi les négociations ont été longues. La France s’était préoccupée de leur statut en Algérie, de leur rapatriement, des indemnisations ont été prévues et elles ont été versées depuis 50 ans. Ceux qui parlent au nom des pieds-noirs représentent un courant idéologique, qui reste important, celui des nostalgiques.
Afrik.com : La guerre d’Algérie est à l’origine d’un bouleversement institutionnel majeur en France, l’avènement de Ve République dont les responsables politiques français sont très fiers…
Gilles Manceron : Le général de Gaulle a profité d’une crise politique pour donner corps à ses idées en matière d’institutions.
Afrik.com : Quel est l’avenir des relations franco-algériennes à l’aune de ces accords d’Evian ?
Gilles Manceron : Les accords ont mis fin à la guerre mais pas à celle de la mémoire. Il y a une différence de perception dans les deux pays. La société algérienne sait que la colonisation a été une période d’injustice, d’exploitation et de violence. De l’autre côté, la société française est traversée par plusieurs regards, ceux qui souhaitaient que l’Algérie demeure française, qui ressentent une grande nostalgie, et ceux qui ont milité pour l’indépendance. Mais c’est le silence qui a prédominé, faisant perdurer notamment des courants nostalgiques que la droite a tenté de récupérer en 2007 et qu’elle tente encore de séduire pendant cette campagne présidentielle.
Pour en savoir plus :
Colloque « 50 ans après les Accords d’Evian », les 17 et 18 mars 2012 à Evian, en présence de Gilles Manceron