L’apprentissage : G comme Gens. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre courant 2007.
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
G
Gens
Les gens. An-nas en arabe. Dans toutes les chansons arabes, dans toutes les mises en garde des mères à leurs filles, de pères à leurs fils, « les gens » reviennent, figure concentrée et rapide de ce que les sociologues nomment le contrôle social. « Les gens » c’est, dans la société arabe, le regard que la société porte sur vous, ce qu’il est convenable de faire ou pas, ce que l’on va penser de vous si vous faites ceci ou cela. Et, il faut bien le dire, cela vous empoisonne souvent la vie.
Ouf ! En Occident, vous êtes libéré de cette emprise parfois étouffante des « gens » sur votre vie, surtout si vous êtes du sexe féminin – car bien entendu, c’est surtout aux filles, et aux femmes, que ce regard, ce contrôle social, s’applique.
« Que vont dire les gens? » dira votre mère si vous vous habillez trop court ou trop farfelu pour les normes établies, et voilà pourquoi on trouve peu de fantaisie vestimentaire dans les rues des villes arabes, et peu de mini-jupes évidemment, et cela bien des années avant les injonctions des durs du Coran;
« Que vont dire les gens? » si votre fille s’affiche avec un garçon trop fréquemment et trop librement, voilà pourquoi tant de jeunes filles dans les pays arabes ont des relations amoureuses cachées, et donc plus dangereuses, avec des partenaires que ce secret arrange aussi, comme des hommes mariés;
« Que vont dire les gens? » restés au pays s’ils apprennent que, émigré, vous n’avez pas si bien réussi que cela – et cela en a empêché beaucoup, en été, de rentrer chez eux, et cela en empêche encore, devenu vieux, de rentrer finir leurs jours tranquillement chez eux* ; « Que vont dire les gens? » si votre voisin a une voiture plus luxueuse que la vôtre, une plus grande villa, une femme habillée plus cher, et c’est cela qui conduit à la surconsommation de la bourgeoisie dans tous ces pays, émulation et ostentation à cause du regard des autres, surendettement finalement et même pour les moins riches**.
« Alouli »: ils m’ont dit; « bi ‘oulou »: ils disent; « oulouli »: dites-moi; et autres variations grammaticales sur ce « ils disent » – car « les gens » peut aussi fréquemment être remplacé par le simple « ils » – et tout le monde comprend. Les chansons d’amour égyptiennes, qui sont diffusées dans tout le monde arabe, et constituent le patrimoine musical populaire commun à toute la région, de la même manière que les chansons anglaises ou américaines – Louis Armstrong, Beatles, ou Madonna – sont le patrimoine musical populaire commun de tout l’Occident (et, depuis peu, du Sud également), ces chansons de Mohammed Abd el Wahab, de Oum Kalthoum, de Farid el Atrache, d’Asmahane, que toute femme a chanté un jour dans sa cuisine, que les pères ont passé des nuits à écouter sur leur transistor dans les années nassériennes où Radio Le Caire diffusait d’Essaouira à Djeddah, ces chansons que chantent encore les jeunes gens et jeunes filles dans les soirées entre amis, que les radios nationales, des décennies après la mort de ces stars, continuent de diffuser, ces chansons que les shows des télévisions locales font aujourd’hui revivre en version satellitaire et pailletée, ces chansons regorgent de formules qui font, comme il y a 50 ans, entrer « les gens » dans les histoires d’amour les plus passionnées, contrariant les chanteuses les plus aguicheuses et les plus maquillées. Comme si les amoureux étaient, encore aujourd’hui, épiés par une fenêtre de tous les voisins – ce qui reste au demeurant bien souvent assez proche de la réalité.
Ce contrôle social, qui est bénéfique lorsqu’il aboutit à faire baisser la criminalité de quartier, à s’occuper de la vieille tante abandonnée par ses enfants émigrés, ou à faire garder votre bébé par la voisine d’à côté, a un prix: l’intrusion de tous dans votre vie privée. Et ceci, surtout, si vous êtes une femme ou une fille***.
Mais, Dieu merci pour les féministes, il s’applique aussi aux garçons qui voudraient afficher leur innée singularité, garder leurs cheveux longs, s’habiller à la Elvis Presley, ou même, parfois, tout simplement, se créer une vie différente que celle qu’on leur a tracée: artiste, écrivain, photographe, cinéaste, homosexuel, aimant une femme mais ne voulant pas se marier, et voilà pourquoi, en réalité, et aussi, et qu’on ne dit pas souvent, tant de talents émigrent, juste une envie de mieux respirer, et voilà pourquoi les capitales d’Occident gagnent autant de créateurs, d’hommes et de femmes originaux, de talents importés dont les médias parlent moins que des caïds de quartier, et voilà pourquoi la vie littéraire, artistique, cinématographique, et les mœurs sociales, restent aussi ternes statiques infécondes dans certains pays, selon le degré de liberté qui y sévit.
« Les gens »: est-ce là un trait typiquement arabe ou maghrébin? Mes amis de province me parlent pareillement de leur bonheur d’avoir quitté un village où tout le monde se connaissait et s’épiait, une grande ville même où chacun sait avec qui dans ce restaurant chic l’autre soir vous avez dîné. Et ces amis de vanter le bonheur de vivre à Paris, où « on peut faire ce qu’on veut ». Le contrôle social n’est pas privilège arabe, atout qui défend la veuve et l’orphelin et assure la pérennité du groupe et de ses normes sociales, handicap qui en retour, pour défendre la vertu de chacun, s’immisce dans la vie de tous. Il est, nous disent les anthropologues, le fait de toutes les sociétés d’avant l’industrialisation .
Affranchissement du regard des gens. Liberté de soi par rapport au groupe. La liberté, premier pas vers la modernité. Pour le meilleur, et le pire.
* Dans son étude sur l’émigration libanaise en Argentine, Sélim Abou évoque cette terrible « injonction de réussir » qui pèse sur le migrant, et sur la « honte » vécue quand la réussite – matérielle – n’est pas au rendez-vous. Sélim Abou, Liban déraciné, Plon/Terre humaine, 1976.
** Les romanciers sont souvent les premiers à railler les travers des sociétés, et on trouvera des exemples de cette frénésie de consommation dans les pays arabes dans deux excellents romans, qui en disent plus long que bien des thèses sociologiques: Sonallah Ibrahim, Les années de Zeth, Actes Sud, 2002, sur l’Egypte; et Ali Bécheur, Tunis Blues, Clairefontaine, Tunis, 2002, sur la Tunisie.
*** Récemment, c’est par le biais de la bande dessinée, et de l’humour, que le public occidental a pu prendre connaissance de ce terrible contrôle social qui pèse sur les femmes: dans Broderies, l’Iranienne Marjane Satrapi nous faisait rire – et pleurer – du contrôle des « gens » sur la vie privée des femmes dans son pays d’origine (Broderies, Editions L’association, 2002). Pour les contraintes qui pèsent encore sur une jeune fille d’origine maghrébine, même née en France, la jeune écrivaine Myriama Youbi est l’auteur d’aphorismes pleins d’humour et de vérité. Myriama, dessins Samiha Driss, Mots de gazelles. Pour lever le voile des tabous. Horay, 2005.