Dans une démocratie, les élections consacrent un temps de renaissance du sens, de consolidation du pacte social et des institutions politiques comme gages de la souveraineté populaire et de la sérénité des citoyens. Dans une démocrature ou dans une autocratie, les élections annoncent au contraire un temps d’orage, un décuplement des passions de contrôle des prébendes du pouvoir d’Etat par toutes sortes de logiques jusqu’au-boutistes. Les élections se font alors sur fond de désaccords éthiques profonds entre des franges importantes du corps social. Leurs conditions de déroulement, de consolidation et proclamation charrient tous les alluvions du mensonge, de la fraude, du mépris et de la violence froide. On nomme cela, une crise. Un point de non-retour atteint par le corps social qui ne peut alors faire davantage l’économie du conflit qui couve.
Certes, les individus et les peuples, acteurs et spectateurs de l’Histoire, ne sont pas aussi prévisibles que les variations d’une fonction mathématique dans un ensemble déterminé. Mais nous ne pouvons vouloir un gouvernement alternatif du Cameroun sans fournir les pièces à conviction de notre maîtrise du futur, sans asseoir nos pratiques théoriques sur une visibilité et une lisibilité objectives de première qualité. Une alliance active et maîtrisée s’impose, au cœur de la résistance démocratique camerounaise, entre la politique et la science. Les sciences politiques doivent établir de sérieuses passerelles avec les acteurs politiques, sous peine de coresponsabilité dans les drames qui se succèdent. Cela s’impose, au moment où le procès des autocraties africaines s’emmêle les pattes avec le procès des intellectuels africains, comme s’il existait des catégories socioprofessionnelles analysables par abstraction des totalités communautaires où elles opèrent. Comme si le Citoyen signifiait sans la Cité.
Ainsi en va-t-il de ce que nous nommons d’ores et déjà la future crise postélectorale camerounaise. Ne faut-il pas résolument sonner l’alarme, tant les indicateurs nationaux camerounais sont au rouge ? Ne faut-il pas anticiper d’ores et déjà les scenarii en cours par des contre-scenarii favorables à la démocratisation effective du pays ? N’est-il pas temps, au regard des acquis de l’expérience camerounaise et des autres expériences africaines comparables, de prendre conscience de la nécessité d’une réflexion stratégique de longue vue sur les méthodes et moyens de la Révolution Camerounaise, mais aussi sur une nouvelle stratégie de dé-strangulation des souverainetés africaines dans l’orbe des dépendances postcoloniales ? Nous consacrerons trois articles à ces questions.
Les signes la future crise postélectorale camerounaise
Nous entendons par signe, un phénomène qui constitue la trace annonciatrice d’un autre. Un messager de l’à-venir, sous la forme d’une configuration possible du monde qui vient. La capacité de lire des signes, autrefois apanage des devins, a été transférée progressivement par les hommes des sphères du mythe et de la magie, des sphères de la divination et de la prophétie à celles de la pensée rationnelle et expérimentale prospective que nous nommons aussi la science. En tant que nous en usons, notre responsabilité pour l’homme prend des proportions nouvelles, mesurables aux tribunaux objectifs de l’intelligence critique et de l’Histoire. Or que voyons –nous à l’horizon ?
1° SIGNES ECONOMIQUES. Un Etat où la redistribution des ressources vitales est très inégale entre citoyens génère une société potentiellement et réellement explosive. Deux risques : soit la haïtisation, par l’appauvrissement généralisé de la société civile et de l’Etat croulant sous ses dettes et sa mauvaise gouvernance ; soit la ségrégation sociale, avec la disparition massive des classes moyennes et l’ouverture d’une fracture sociale où se confronteront les détenteurs monopolistiques du pouvoir d’achat et le peuple prolétarisé des exploités et des sans-emploi. Nous justement sommes engagés dans un double processus de haïtisation et de segrégation de la société camerounaise. Sur le plan économique, le Cameroun, comme en conviennent tous les rapports nationaux et internationaux, offre le douloureux spectacle d’un pays où la croissance économique positive s’accommode de la pauvreté croissante du plus grand nombre. Qui plus est, le fléau endémique de la corruption a continué d’enfoncer le pays, malgré toutes les réserves de matières premières dont il regorge, dans la catégories des pays pauvres très endettés du monde. Les données de l’INS (Institut National de Staistiques du Cameroun) et celles de la Banque Mondiale se recoupent : 39% de camerounais vivent sous le seuil de pauvreté, alors que 70% de la jeune population en âge de travailler subit le chômage. L’espérance de vie en est à 45 ans et l’économie informelle a pris une importance alarmante.
2° SIGNES SOCIAUX. Un Etat où l’appartenance tribale devient la première source de sécurité sociale est un Etat-zombie. Il porte en germe, de puissants facteurs d’implosion symbolique et sociale de la Nation. La soi-disant politique de l’équilibre régional, issue de la géopolitique coloniale française qu’un rapport du Sénat Français de 1997 confirme, a fait long feu au Cameroun. La distribution des ministères, des portefeuilles d’entreprises d’Etat, des positions dans les administrations, selon la logique du recrutement ethnique équilibré a vite montré ses limites. Chaque « répartition » recrée des frustrés, voire en augmente le nombre. Les revanches en sommeil se multiplient dans l’Inconscient de la Nation. Avec 250 ethnies, le Cameroun ne peut se payer le luxe, encore moins réaliser le pari théorique de tenir son équilibre à un partage impossible du gâteau national en fonction des critères d’autochtonie et/ou d’allogènie. La promotion dangereuse d’entités ethniques à l’homogénéité fictive comme les Beti du Centre-Sud, les Sawa du Littoral, les Bamiléké de l’Ouest et du Nord-Ouest, les Nordistes, les francos ou les Anglos, etc. est en outre venue confirmer le fait de la manipulation de l’ethnicité par les élites de l’Etat postcolonial camerounais prépare le coup de grâce à la Nation. Cette dernière n’est-elle pas inscrite dans le message, non pas des héritiers néocoloniaux de la France (Ahidjo et Biya), mais bien des héros du nationalisme camerounais, Um Nyobé, Félix Moumié, Ossendé Afana, Ernest Ouandié, Mongo Beti, et Cie ? L’indépendance réelle, l’unité nationale et le bien-être des populations du Cameroun, ne sont-ils pas les véritables idéaux fondateurs de notre modernité ? La montée en puissance du négationnisme anti-nationaliste, autant du fait de l’amnésie organisée par le régime des héritiers que par celui des acteurs ethnicistes disséminés dans la société civile camerounaise, instille dans la conscience collective un déni de réalité qui ne peut que servir de lit aux pires rechutes infra-civilisationnelles. Peut-on réduire l’unité nationale à l’euphorie collective pour les Lions Indomptables ?
3° SIGNES CULTURELS. Un Etat où le mépris de la connaissance rationnelle est au cœur du projet politique dominant, fait inexorablement basculer la société vers l’obscurantisme, l’irrationalisme, l’inefficacité et l’insignifiance. On constate alors un affaiblissement généralisé de la conscience nationale, car le travail de la culture est la garantie de la mémoire vigilante d’une Nation.
Or ce qui caractérise justement le système culturel camerounais actuel est : le désinvestissement de l’éducation nationale, par la dégradation généralisée des conditions d’accès à l’éducation, du cadre de travail des élèves, étudiants et de leurs formateurs ; la faiblesse massive des structures de recherches ; la multiplication des diplômés dans débouchés professionnels. On comprend, à travers le mépris de l’éducation, la crise de la culture au Cameroun. En quoi consiste-t-elle ? Dans la perte de confiance collective en la valeur de l’activité intellectuelle et critique. Car la capacité critique, instruite des avancées de la science, en tous domaines, voilà ce qu’est la culture. Mais que nenni. Les quolibets envers les longs crayons, qu’on n’entendait jamais autrefois au Cameroun, se sont multipliés. L’alibi du procès légitime intenté par le peuple aux intellectueurs – intellectuels tueurs – du Renouveau de Paul Biya et aux imposteurs de l’opposition figurative Pro-RDPC, a servi de tremplin à l’anti-intellectualisme primaire.
Dans moult ouvrages hâtifs et mal argumentés, on se défoule confusément sur l’inutilité supposée des intellectuels. Dans de nombreux sites web sur le Cameroun, de bien tranquilles ignares prennent ostentatoirement le pouvoir, confirmant un cafouillage pré-révolutionnaire ou en tout cas, pré-apocalyptique. Au fur et à mesure qu’on a initié la foule à confondre diplômes et intelligence, mais ensuite intelligence et bon sens, voire intelligence et productivité intellectuelle réelle, penser sérieusement est devenu insupportable à l’opinion camerounaise. Du coup, on a également perdu dans cette décrépitude populiste, la conscience de l’importance du lobbying intellectuel dans la conspiration du changement politique. Très peu de groupes politiques s’assurent de l’activité en leur sein de véritables Think Tanks. Et quand ils existent, l’articulation des compétences aux responsabilités politiques en jeu demeure un casse-tête qui finit en querelles d’egos. La sophistique ayant occupé la place de la science dans les medias, le culte des apparences atteint son faîte. Et l’on en vient même à reprocher aux méritants d’avoir du mérite. Elitisme pseudo-éclairé et populisme obscurantiste sont désormais inconsciemment alliés, dans leur commune haine du discours critique. Tout cela augure d’un pays qui ne saura bientôt ni quoi faire, ni où aller, car « C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher. »[[ Préface aux Principes de Philosophie.]] nous prévenait déjà au 16ème siècle, René Descartes, le plus célèbre des penseurs de la France. Et Fabien Eboussi Boulaga, l’un des plus célèbres penseurs africains de notre temps : « Les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent. Leurs dirigeants expriment au grand jour leur génie ou leur ineptie, leurs qualités ou leurs défauts, parfois les deux à la fois. Les chefs sont le produit de la mentalité populaire ; ils révèlent ce à quoi le peuple croit, ce qui, à ses yeux vaut la peine, le genre de bonheur auquel il rêve. »[[ Le Messager, n°280 du 7 Octobre 1992]]
4°SIGNES POLITIQUES. Une Nation dont les dirigeants sont désignés par ceux d’une autre Nation est une Nation vassale. De même, une Nation dont l’Etat mobilise le gros de ses moyens contre le Peuple court à la Guerre Civile. La conséquence du pouvoir légitimé d’en haut est le mépris quotidien des citoyens, caractérisé par le choix du mensonge, de l’imposture, de l’intimidation et du crime comme modèles d’exercice du pouvoir. C’est une dictature. Et par voie de conséquence les élections ne sont ici que les mises en scène de la malédiction originelle du pouvoir illégitime. Un pouvoir mal dit, un pouvoir maudit, se contente d’administrer par la ruse et par la force. Or en tant que mises en scène de la virilité du pouvoir arbitraire, les élections ne sont alors que des érections. Le viol des foules déclenche la haine des foules. Il est donc à prévoir que le peuple rejette les dirigeants élus dans ces conditions. L’ONEL, comme sa remplaçante, ELECAM, sont clairement des foutaises. N’était-ce pas le message du peuple camerounais révolté en 2008 ? Les dirigeants actuels du Cameroun sont les héritiers directs du pouvoir colonial, reçu de la France par André-Marie Mbida puis Ahmadou Ahidjo comme chefs de file. Paul Barthélémy Biya et son parti, le RDPC, sont les usufruitiers de cette succession. Aussi tiennent-ils leur sécurité du parapluie des Accords de Défense et de Coopération signés avec la France, mais aussi du retournement des moyens opérationnels des forces armées camerounaises principalement contre les populations du Cameroun. Les dimes de morts par crimes d’Etat payées par le peuple camerounais depuis l’ère coloniale peuvent se chiffrer désormais en millions. La période qui va de 1955 à 2011, soit plus d’un demi-siècle, se présente comme la plus sanglante de l’Histoire Générale du Cameroun. Dans l’Histoire Politique, qu’il me soit permis de rappeler que je ne connais pas un seul peuple qui ne se soit révolté régulièrement, répétitivement et convulsivement, contre une aussi longue et durable dictature. Ferons-nous exception au Cameroun après la future « érection présidentielle ? »
Dans le cas du Cameroun justement, fixons résolument nos signes :
A) une lutte fratricide se prépare manifestement dans les entrailles du RDPC, où la course à l’après-Paul Biya fait rage. On peut utilement comparer cette lutte à celle qui se livra dans les entrailles de l’UNC, lorsque Biya et des pro-Ahidjo se disputèrent le contrôle de l’appareil d’Etat, jusqu’aux conséquences sanglantes du coup d’Etat d’avril 1984. Il est donc à prévoir similairement, des tentatives récurrentes de révolutions de palais au cœur de la nébuleuse RDPC, dans les mois et années prochaines. Les incursions armées de bandes organisées au Nord, au Centre, mais aussi au Sud Ouest et dans le Littoral du pays n’augurent-ils pas de l’existence de groupes armés capables de mettre à mal la chaîne de commandement opérationnel de l’armée camerounaise ? Des clans oligarchiques postcoloniaux du Centre et du Nord principalement, du Littoral et de l’Ouest secondairement, se regardent aujourd’hui en chiens de faïence, tout en préparant le brouillon de leurs futures alliances politiques contre la démocratie au Cameroun. Manifestement, le chantier des bruits de bottes est rouvert au Cameroun.
B) La révolte des cadets de l’Armée Camerounaise, inféodée aux vieux généraux de la première génération, est à l’œuvre. Rien ne nous prouve que la génération du Général Pierre Semengué et ses cadettes se séparent finalement à l’amiable, l’une allant résolument à la retraite, et les suivantes prenant nettement et définitivement les rênes des armées nationales et de la police. Peut-on fonder un espoir dans la communauté générationnelle des cadets de l’armée camerounaise et de l’élite montante des formations politiques du pouvoir et de l’opposition ? La génération des Semengué a combattu les pères des Indépendances. La génération de leurs cadets combattra-t-elle résolument les défenseurs de la démocratie moderne au Cameroun ? Ceux qui ne se sont pas affrontés dans la Guerre d’Indépendance peuvent-ils comme au Niger par exemple, s’entendre avec leurs co-générationnels dans la société civile pour fonder un Etat démocratique au Cameroun ?
C) De nouvelles alliances expérimentées se dessinent dans le terrain politique de l’Opposition, avec un plus net désir d’alliance entre la compétence et la combativité politique, mais aussi une recherche plus efficace des facilités de l’action citoyenne future. Va-t-on enfin voir renaître, non pas une candidature unique de l’opposition, mais une force organisée de l’opposition démocratique en vue de la modification du rapport de forces entre le RDPC et la société civile camerounaise qu’il a prise en otage ?
D) Une nouvelle jurisprudence politique, inspirée par la politique américaine en Afrique nous exige une plus grande circonspection quant au cadre stratégique international des futures élections camerounaises : le discours récent de la Secrétaire d’Etat Hilary Clinton réclamant des élections présidentielles justes et transparentes en Octobre 2011 au Cameroun, incite à penser que la puissance américaine sous le Président Obama, tient à s’assurer que des Institutions Fortes dirigent le Cameroun, en lieu et place de l’Homme-Lion Biya. L’esprit du Discours d’Accra se traduira-t-il en l’éjection du tripatouilleur d’élection Biya de la tête de l’Etat Camerounais ? D’autre part, le soutien militaire apporté par la France au Président démocratiquement élu de Côte d’Ivoire, le Docteur Alassane Ouattara augurerait-il de la volonté de la France de « moderniser » l’élite politique de son pré-carré françafricain? Encore faut-il que face à d’éventuelles inflexions démocratiques de la politique stratégique franco-américaine, il y ait dans les forces politiques de l’opposition camerounaise une pensée anticipée du seuil de progrès que la lutte pour la souveraineté démocratique du peuple camerounais peut réaliser, au regard du rapport de forces réelles entre les peuples africains et les grandes puissances internationales. Ne faut-il pas justement faire du combat local pour la démocratie au Cameroun, la priorité des priorités de notre modernité ? Peut-on nier que la conquête locale de la démocratie au Cameroun se fera sans doute, dans le contexte de la primauté des Forces du Pacte Atlantique dans le Golfe de Guinée, sur fond de négociations de nouveaux seuils de souveraineté d’une part, et de luttes citoyennes exemptées de tribalisme d’Etat, d’autre part ?
Ces anticipations, sous forme d’interrogations, annoncent l’objet de notre prochaine tribune sur la future crise électorale camerounaise que nous voulons justement, d’ores et déjà, exorciser. Affaire à suivre donc.