Dans le cadre de l’Année européenne du dialogue interculturel, l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) a organisé les 15 et 16 septembre prochains un colloque national intitulé Histoire et mémoires de l’immigration en France à la Maison des Polytechniciens à Paris, en partenariat avec la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, l’Ecole des hautes études en sciences sociales, la direction des Archives de France et l’association Génériques.
L’ensemble des travaux de recherche initiés suite à l’appel d’offres de l’automne 2005 y a été restitué, soit 25 études régionales couvrant 22 régions et 4 départements d’Outre-mer. La deuxième journée a également posé le lien entre ces études et l’action.
Par Jacques Bonnifait
2008 est l’année européenne du dialogue interculturel. Un cadre propice pour dépassionner le débat sur l’immigration, objet de polémiques et d’instrumentalisations politiques. Lancé en 2005 par le Fonds d’aide et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild) et poursuivi par l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé), le programme – Histoire et mémoires des immigrations en régions – se voulait ambitieux. Son objectif : établir une rétrospective de l’apport des étrangers à l’histoire de France, de 1789 à nos jours, dans chacune des 22 régions de métropole et dans les quatre départements d’Outre-mer. Loin des clichés récurrents, ces études ont mis en valeur des histoires singulières des différentes vagues migratoires en Alsace, en Normandie, en Champagne-Ardenne ou bien en Corse. Si ces migrations ont de grandes similitudes, elles présentent aussi des particularités liées à certaines périodes, à des territoires spécifiques ou à des types de parcours. Ces 26 études apportent une connaissance nouvelle, précise, inédite, de nature à enrichir – et rectifier – les éléments d’histoire déjà connus. Leur champ d’investigation couvre un large éventail, des exilés et réfugiés dans l’Hexagone jusqu’aux différentes formes du travail des ouvriers immigrés.
Histoire, mémoire, un mariage improbable ?
Les principales conclusions de ce programme de recherche ont été présentées à Paris lors du colloque organisé par l’Acsé, les 15 et 16 septembre 2008, sur le thème de l’histoire et des mémoires de l’immigration en France. Histoire, mémoire(s), un mariage en apparence improbable, tant les deux démarches s’avèrent antinomiques. Comme le rappelait Gérard Noiriel, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, l’histoire produit des connaissances sur le passé, sans jugement de valeur, mais avec un esprit critique, alors que la mémoire « touche aux émotions, juge, dénonce des coupables, réhabilite des victimes ». La froideur contre les « tripes ». L’enjeu conflictuel de la mémoire ne peut qu’indisposer l’historien : « les grandes catastrophes du 20ème siècle ont été manipulées par des démarches mémorielles », déplore Gérard Noiriel. Mais au-delà de la Shoah, de la guerre d’Algérie ou du génocide arménien, l’esclavage et la colonisation réactivent les mémoires collectives et individuelles.
Une histoire née de la mémoire
La rigueur scientifique du chercheur ne s’accommode donc pas du réquisitoire de « L’Appel des indigènes » de janvier 2005. Certes. Pourtant, histoire et mémoire sont liées l’une à l’autre. Ainsi, l’histoire de l’immigration était-elle tout simplement inexistante avant que ne se développe la mémoire de l’immigration. A cet égard, la Marche des Beurs de 1983 et la manifestation silencieuse à Paris de 40 000 Antillais le 23 mai 1998, à l’occasion de la commémoration du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, constituent des événements fondateurs. Désormais, soulignait Yvan Gastaut, maître de conférences à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, les historiens considèrent la mémoire de l’immigration comme un objet de leur démarche scientifique. Un nécessaire regard mutuel et une complémentarité impensable voici encore deux décennies s’imposent aujourd’hui aux chercheurs et aux porteurs de mémoires. Bien sûr, le caractère très subjectif, émotionnel, voire intime des revendications mémorielles ébranle la méthodologie de l’historien dépourvu d’états d’âme, mais depuis une vingtaine d’années un matériau s’est constitué et peut être étudié. Un matériau fragmenté toutefois : mémoires au niveau d’une région, d’un département, d’une ville, d’un quartier, mémoires de communautés polonaises, italiennes, portugaises, maghrébines ou africaines, d’associations de femmes, par activités professionnelles, etc. « Les mémoires singulières viennent s’empiler les unes sur les autres », constate Yvan Gastaud. Une richesse et un casse-tête pour l’historien chargé de démêler cet écheveau.
Mais de quoi parle-t-on quand on parle de mémoire ? Michel Giraud, du Centre de recherche sur les pouvoirs locaux de la Caraïbe de l’Université des Antilles et de la Guyane, réfute la notion de mémoire unique, par groupe, au risque d’en choquer certains : « il n’y a pas de mémoire antillaise ou algérienne, la mémoire est fondamentalement une réalité individuelle ». L’historien doit prendre ses distances avec le « bon récit de la mémoire commune ». Un descendant d’esclave peut-il se revendiquer comme tel, a-t-il le droit de revendiquer une souffrance qui n’est pas la sienne ? Pour Yvan Gastaud, mémoire individuelle de l’immigré et mémoire collective sont distinctes, voire antinomiques. Ainsi, la communauté turque de Limoges (centre de la France) a travaillé sur elle-même pour s’approprier une mémoire, la sienne, en contrepoint d’une identité turque globale aux contours imprécis.
L’immigration constitutive de l’histoire nationale
Reste à enseigner et à transmettre cette histoire de l’immigration. Un processus délicat qui soulève de nombreuses questions : enseigner cette histoire dans quel but ? Pour qui faire cette histoire ? Pour les immigrés, leurs descendants, pour tous les citoyens ? Comment s’y prendre pour éviter les amalgames, alors que se télescopent les passions mémorielles ? Autrefois « non-lieu » de l’histoire universitaire, l’histoire de l’immigration en France a acquis sa légitimité et fait aujourd’hui l’objet d’un consensus au sein de la communauté scientifique. « Si on ne fait pas l’histoire de l’immigration, on ampute l’histoire nationale, on réduit la construction du national », soulignait Benoît Falaize, chargé d’études et de recherche à l’Institut national de la recherche pédagogique. De même, l’histoire de l’immigration est-elle « constitutive de la France », selon Murielle Maffessoli, vice-présidente du conseil d’administration de l’Acsé. Aussi, aux yeux de Benoît Falaize, il est « hors de question de faire une histoire particulière pour un type de population ». Mais, sur le terrain, bien des enseignants sont contraints, malgré eux, de bousculer cette approche « universaliste » qui est celle des historiens. On survalorisera par exemple telle histoire de l’immigration dans les collèges de certaines cités réputées « sensibles ». Car les enseignants, non formés en général pour aborder la question de l’immigration, s’en saisissent sous la pression de la médiatisation, en fonction de l’actualité des sans-papiers ou des expulsions à la frontière. Quitte à tenir un discours sans aspérités. « Tout le monde est d’accord sur la défense des droits de l’homme, on moralise, on neutralise la charge conflictuelle », a fait remarquer Benoît Falaize.
Si « la France a tardé à se reconnaître comme une société plurielle », comme le soulignait Hélène Hatzfeld, responsable de la mission Recherche et label dialogue interculturel au ministère de la Culture et de la Communication, la dynamique est bien lancée maintenant, estime Driss El Yazami, délégué général de Génériques. Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), Inventaire national, associations, institutionnels, archives Gisement précieux que celui des archives qui permettent « à la petite histoire de rejoindre la grande histoire », pour reprendre Fadila Mehal, directrice du service de la culture et de l’information de l’Acsé. Les archives sont un « instrument de la cohésion sociale et de la solidarité », selon Martine de Boisdeffre, directrice des Archives de France. Car au-delà de la connaissance en tant que telle, l’histoire de l’immigration joue un rôle « citoyen ». En amont, elle s’appuie sur une démarche commune à des partenaires qui, souvent, s’ignorent : préfectures, associations mémorielles, associations d’immigrés, équipements culturels, radios associatives, etc. Opérations mémorielles et histoire de l’immigration se rejoignent dans l’objectif commun de retisser le lien social, afin de « réconcilier notre pays et son immigration », comme l’affirmait en préambule du colloque, Dominique Dubois, directeur général de l’Acsé.
Une réconciliation qui passe également par des outils emblématiques comme la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. En conclusion des travaux du colloque, le président du conseil d’orientation de la CNHI, Jacques Toubon, a présenté l’action de son établissement dans les années à venir. Au programme, entre autres, l’édition des rapports régionaux des équipes de chercheurs évoqués plus haut, la poursuite des recherches de lieux de mémoire de l’immigration, le développement de la médiathèque, le rassemblement d’archives orales – « les archives sont une machine à valorisation », selon M. Toubon, la formation d’enseignants sur l’histoire de l’immigration. Il s’agit de « vulgariser ce qui a été découvert ». L’histoire de l’immigration ne sera pas réservée à une élite