Colonisation, immigration, paternalisme…Entre la France et l’Afrique, les sujets qui fâchent ne manquent pas malgré les fréquents échanges d’ambilité. On assiste depuis quelques années, à une baisse de la côte d’amour de la France en Afrique francophone notamment. Accusée à tors ou à raison de tous les maux, l’Hexagone se réfugie derrière « l’amitié éternelle » et la solidité des « liens indéfectibles. » Et si à l’heure où Paris semble regarder de haut le continent « immobile » et « inutile », on posait une question embarrassante : la France veut-elle vraiment quitter l’Afrique ou est-elle plutôt poussée à la porte par l’activisme débordant des nouveaux acteurs de le mondialisation ?
Par Jean Marie Nzekoue, Journaliste. Ancien Rédacteur en Chef de l’Agence camerounaise de presse*
D’abord un rappel historique. Nous sommes le 17 novembre 1993. La France accueille au mythique Parc des Princes la Bulgarie dans le cadre de la dernière rencontre qualificative pour la Coupe du monde prévue en 1994 aux Etats-Unis. Un seul nul suffit pour décrocher le ticket. L’objectif semble à portée de main puisqu’il reste une poignée de minutes à jouer. Soudain, se produit l’inattendu. La Bulgarie vient de marquer, plongeant l’ensemble du stade dans la consternation. Ce que les spectateurs français ignorent, c’est qu’à des milliers de kilomètres, là, dans la si lointaine Afrique, certains se réjouissent de leurs malheurs. Au Cameroun comme dans d’autres pays africains, des hommes et femmes de tous âges ont du mal à contenir leur satisfaction. Ici et là, des commentaires vont bon train. Certains laissent carrément éclater leur joie. Le grand paradoxe ici c’est qu’on ne célèbre pas une victoire mais plutôt une…défaite. Celle des Bleus, l’équipe nationale de football de France, cueillie à l’ultime minute par le but assassin du bulgare Kostadinov. Briser ainsi les ailes du coq gaulois au moment même où le rêve d’une participation à la toute prochaine Coupe du monde était du domaine du possible, mérite assurément le statut de héros. Kostadinov l’est devenu, l’instant d’un match mémorable.
Une telle réaction, incompréhensible de prime abord, est révélatrice d’une hostilité grandissante d’une bonne partie de l’opinion publique africaine vis-à-vis de l’ancienne métropole. Beaucoup ont trouvé dans cette humiliante défaite à fois un châtiment pour des crimes plus ou moins réels qui lui sont attribués, à défaut d’être un exutoire pour évacuer des frustrations longtemps accumulées. Le ras le bol n’est pas seulement le fait des Africains. Le journaliste français Michel Sitbon observe, outragé, que « depuis les années soixante, la politique africaine de la France a coûté plus de 60 millions de morts sans jamais être remise en question. » (1)
En ressassant la mémoire collective, quelques petites phrases lâchées ici et là tendent à renforcer chez les Africains des rancoeurs plus ou moins justifiées. Il faudrait par exemple tout un catalogue pour recenser des faits et gestes qui tendent à réduire le continent au néant existentiel. «La France n’a pas besoin économiquement de l’Afrique pour vivre.» Cette déclaration tonitruante que l’on prête à Nicolas Sarkozy, le nouveau président français, alors en visite préélectorale sur le continent, avait pris tout le monde de court. En commençant par les dinosaures de la vieille droite française qui se sont longtemps prélassés sur le douillet matelas des certitudes entretenues dans les fameux «domaines réservés» de la diplomatie hexagonale. La surprise n’aura pas été également mince du côté des éléphants du «pré-carré» qui assistaient ainsi impuissants, à la démolition en direct, de ce qui a été longtemps considéré, à tord ou à raison, comme un atout politique et stratégique : l’appartenance au cercle très fermé des pays africains intimement liés à l’ex-métropole par une amitié non dénuée de complicité. Objectivement, les relations franco-africaines ont connu beaucoup de soubresauts au cours des dernières décennies sur le double plan diplomatique et économique. N’empêche que les relations personnelles entre dirigeants ont souvent résisté à l’épreuve du temps. Beaucoup n’ont pas cru leurs oreilles en apprenant que juste après son élection, le président Sarkozy qui prône pourtant la « rupture » aurait passé un coup de fil pour remercier son homologue gabonais Omar Bongo Ondimba, doyen des Chefs d’Etat d’Afrique francophone et unanimement considéré comme l’un des gardiens du «temple franco-africain.»(2) Il n’en demeure pas moins que la baisse continue des échanges commerciaux et des flux d’investissements français en Afrique s’accompagne d’autres phénomènes plus récents, comme les tâtonnements observés au niveau de la fameuse «Cellule africaine» de l’Elysée dont on annonce par ailleurs la disparition.
Toutefois, le discours tant usité sur le désengagement de la France en Afrique cache mal une situation plus complexe et moins reluisante pour l’Hexagone. Certains faits et gestes portent à croire que ce fameux «désengagement » masque en réalité un recul général face aux coups de boutoir des nouveaux acteurs de la mondialisation. (3) Quelques exemples puisés au quotidien suffisent pour le démontrer. Il y a à peine une décennie, les Camerounais ne connaissaient que la saveur des fameuses « pommes de France ». Dans l’imaginaire collectif, seul l’Hexagone pouvait produire un fruit exotique aussi juteux. Aujourd’hui, les produits sud-africains règnent en maître sur les marchés et même dans la rue, à la grande satisfaction des consommateurs qui payent désormais moins cher un produit considéré naguère comme de luxe. Le vin et le champagne français doivent également se mesurer des produits concurrents originaires de Californie ou de Cape Town. Ne parlons plus du prêt-à-porter avec l’irruption des Chinois qui ont ravalé les Dior, Lacroix et autres Yves Saint Laurent au rayon des souvenirs. Dans le domaine automobile, interrogez n’importe quel chauffeur de taxi de Yaoundé. Il vous répondra qu’il préfère de loin les voitures japonaises jugées plus économiques et plus robustes aux voitures françaises qui avaient pourtant une solide réputation il y a deux décennies à peine. Ces détails peuvent paraître anecdotiques. Ils n’en reflètent pas moins une réalité indéniable : Paris perd de l’influence sur le continent même si on veut nous faire croire le contraire en avançant la thèse d’un retrait volontaire. Selon certains auteurs, si on assiste à un désengagement progressif de l’Afrique, « la géographie de l’implantation des groupes français elle aussi a évolué sur le continent même. L’activité se porte désormais vers les bordures méditerranéennes, méridionales et orientales du continent au détriment de l’Afrique de l’Ouest et du Centre plus pauvre, plus instable et moins peuplée. » (4) La messe semble dite. Mais c’est vite aller en besogne en oubliant les propres difficultés d’adaptation des entreprises françaises à la nouvelle donne économique internationale.
Ces dernières années ont été en effet marquées par un recul progressif de la France en Afrique, notamment dans les pays (Côte d’Ivoire, Cameroun, Sénégal) généralement classés dans le premier cercle, au profit de nouveaux acteurs de la mondialisation que sont la Chine, le Brésil, le Japon, les Etats-Unis, la Malaisie, l’Inde ou Dubai dans une moindre mesure. Même si l’implication de ces puissances en termes d’investissements productifs reste encore marginale, le regain d’intérêt économique et stratégique pour le continent compense largement le recul des partenaires traditionnels. Même parmi ces derniers, la France qui occupait jadis les premières loges, bat en retraite. Afrique. Elle se classe désormais en quatrième position pour l’Investissement direct étranger en Afrique, derrière le Royaume-Uni, les Etats-Unis et les Pays-Bas.(5) Plus grave, on note depuis quelques années, une baisse alarmante de la côte d’amour de la France sur le continent, notamment auprès d’une certaine opinion populaire, à majorité jeune, qui dans une quête effrénée du bouc émissaire idéal, a tendance à attribuer tous les maux (mauvaise gouvernance, corruption, pauvreté…) à l’ancienne métropole accusée à tord ou à raison, de soutenir des régimes politiques peu soucieux de l’amélioration des conditions de vie des citoyens. Par ailleurs, la «politique des charters» inaugurée en 2002 par Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, n’aura pas beaucoup contribué à améliorer auprès des Africains, l’image d’une France recroquevillée sur elle-même et allergique aux «bruits et odeurs» en provenance d’Afrique. Comme nous l’avons déjà souligné, ce qui ressemble fort à une francophobie latente et que les représentations diplomatiques françaises sur le continent feignent de ne pas voir, se vit souvent lors de certains grands événements impliquant la France. Lors des matchs de football et autres compétitions sportives, il est par exemple de bon ton de s’aligner derrière le camp opposé, sans rater l’occasion d’applaudir à tout rompre, tout faux pas de nos «ancêtres» honnis. De loin, on imagine à peine le sentiment de soulagement qui accueille dans certains pays francophones, l’élimination des équipes françaises en compétition européenne. On a encore pu le vérifier lors de l’échec de la candidature de Paris à l’organisation des Jeux Olympiques 2012 remportée par Londres, la capitale britannique ou tout récemment avec l’élimination des Bleus en demi-finale de la Coupe du monde de rugby 2007 organisée à domicile. Une attitude qui rappelle étrangement les réactions enregistrées plus d’une décennie plus tôt, lors de la défaite mémorable de l’équipe nationale de football de France face à la Bulgarie. En battant l’équipe de France de football le 31 mai 2002 par un « but chronique » à la Coupe du monde Corée-Japon, les Lions du Sénégal avaient fait le bonheur de tout un peuple assoiffé de terrasser Goliath sous le regard du monde entier. Enfin une revanche face à l’Histoire !
Le poids de l’histoire
L’histoire des relations franco-africaines au cours des quarante dernières décennies passe invariablement, des pourparlers au sommet aux négociations en coulisses, d’arrangements en compromissions, de velléités d’émancipation en soumissions. Plusieurs décennies après les indépendances, les relations entre dirigeants français et africains ont été empreintes d’amitié, de chaleur, voire de complicité. D’aucuns ont même parlé de connivence, tant les intérêts réciproques étaient imbriqués dans un faisceau inextricable. Pendant longtemps, l’ancienne métropole a donné l’impression d’avoir gagné au change, d’avoir mis toutes les billes dans sa poche et de bien conserver les clefs de sa basse-cour francophone. C’était sans doute ramer à contre courant des évolutions du monde. Des phénomènes récents comme la démocratisation, la mondialisation, l’irruption sur l’espace africain des nouveaux acteurs sur le double plan économique et diplomatique, viennent remettre en cause les certitudes les mieux ancrées. Pour pénétrer les méandres de cette trajectoire singulière, il faut s’armer de patience.
Plusieurs analystes l’ont souligné : depuis le temps des colonies, l’attitude de la France envers ses anciennes possessions coloniales n’a jamais varié. Il s’agit toujours de maintenir à leur égard une certaine condescendance dont les répercussions sur le plan psychologique voire mental est loin d’être négligeable. « Tout se passe comme si pour préserver la «grandeur» de l’ex-métropole, il fallait engager en permanence une sorte de fuite en avant destinée à creuser davantage le fossé entre elle et ses obligés. Le coq gaulois ne peut être à l’aise que dans une basse-cour peuplée de poules mouillées », observe un politologue camerounais. Vrai ou faux procès ? Toujours est-il qu’une Afrique pauvre et nécessiteuse ne ferait du mal à personne du moment où elle peut tendre la sébile à la moindre occasion et accepter l’aide conditionnelle. Selon certains observateurs, aucune autre puissance coloniale n’aurait mis en œuvre une telle politique d’infantilisation, en dehors peut-être de la Belgique. En toutes occasions, la «Mère» est restée très proche de ses «enfants», ne ménageant pas sa peine pour plaider leur cause lors des rencontres internationales. On a pu parler des relations étroites souvent caricaturées à travers les embrassades passionnelles entre l’ancien empereur Bokassa Ier de Centrafrique et son «cher parent» Giscard d’Estaing ou encore des chaudes poignées de mains de Jacques Chirac à ses hôtes africains.
Progressivement, une «diplomatie de papa» va se mettre en place. Comme s’il était prisonnier d’une espèce de syndrome du tirailleur, l’Hexagone a toujours eu recours à l’Afrique pour se tirer des moments difficiles, redorer son prestige ou simplement réaffirmer sa présence et son influence sur la scène internationale. Pour certains, l’Afrique francophone notamment, serait restée pendant longtemps une sorte d’appendice de la diplomatie française. On prête à un célèbre homme politique français la déclaration selon laquelle «sans l’Afrique, il n’y aurait pas d’histoire de France au 20è siècle». Qu’elle soit excessive ou pas, cette déclaration conserve une part de vérité, selon certains observateurs. On peut tout de même relever en toute objectivité, le rôle joué par l’Afrique et les Africains dans la défense de la souveraineté française dans le monde, depuis la participation aux deux guerres mondiales jusqu’à la défense des conquêtes coloniales en Indochine, à Madagascar, en Algérie ou au Cameroun. On sait par ailleurs que le poids de la France au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies est lié en partie au soutien inconditionnel que lui ont longtemps apporté ses inconditionnels africains. Pendant des décennies, les pays francophones se sont alignés systématiquement derrière les positions françaises lors des votes aux Nations Unies et autres instances internationales, y compris dans le domaine sportif où le soutien africain était toujours acquis d’avance. Par ailleurs, les pays francophones d’Afrique semblaient se complaire dans une relation d’exclusivité avec la France qui de son côté, voyait d’un très mauvais œil l’irruption d’autres grandes puissances dans les pays dits du «pré carré». Ce statu quo a été longtemps reconnu tacitement par d’autres membres du Conseil de sécurité qui ne pouvaient rien entreprendre en Afrique sans requérir au préalable l’avis et l’aval de Paris, reconnaissant de ce fait à la France une sorte de primauté historique sur l’Afrique considérée alors comme sa zone traditionnelle d’influence. Pendant les quarante dernières décennies, les relations économiques avec l’Afrique ont épousé pour leur part, les traditions héritées de l’ère coloniale. Dans la pure logique de «l’échange inégal», l’Afrique fournit essentiellement des matières premières qui une fois transformées, lui sont revendues plus cher. Depuis un demi siècle environ, la situation n’a guère changé. On aurait pu penser qu’à l’occasion de la fermeture de certaines chaînes de fabrication (automobile, textile…) des pays comme la Côte d’Ivoire ou le Cameroun bénéficieraient de quelques délocalisations. La plupart des usines ont été démontées et reconstruites pièces par pièces, en Europe centrale et surtout en Chine devenue par la suite un redoutable concurrent des fabricants français sur leurs propres marchés et au-delà.
Sur le plan de la coopération bilatérale, les chiffres impressionnants masquent parfois des réalités moins reluisantes. S’il est communément admis que la France figure toujours au premier rang des bailleurs de fonds sur le continent, beaucoup de voix s’élèvent pour s’interroger sur l’efficacité de cette fameuse aide au développement. Malgré des centaines de milliards décaissés depuis des décennies, on cherche en vain les traces visibles de ce soutien massif sur le terrain. « Quand elle est débloquée, l’aide va en priorité aux réformes institutionnelles, à l’amélioration de la gouvernance, à la protection de l’environnement, à l’éducation ou à la santé plutôt que d’être affectée à la construction des routes, des chemins de fer, des barrages, des usines et autres infrastructures de production qui font cruellement défaut », relève un économiste camerounais.
Le statu quo longtemps préservé est-il éternel pour autant ? Certaines évolutions récentes n’autorisent pas une telle affirmation. L’avènement de la démocratie voulue et imposée par l’ex-métropole et la communauté des bailleurs de fonds aura contribué à faire sauter certains verrous. Par la suite, les choses ne sont pas toujours allées dans le sens souhaité. « L’alternance au sommet de l’Etat rendu possible par les élections pluralistes plus ou moins transparentes, a rendu possible l’émergence d’une nouvelle race de dirigeants politiques peu au fait des combines et petites magouilles de coulisses. De quoi mettre à mal un dispositif bien huilé jusque là. On a vu avec quelle circonspection a été accueillie l’arrivée d’hommes neufs jugés «peu sûrs» au pouvoir en Côte d’Ivoire et à Madagascar. Le régime de Laurent Gbagbo, malgré ses dérives condamnables, a eu le mérite, aux yeux d’une certaine opinion ivoirienne, le remettre en cause les rapports de sujétion avec l’ancienne métropole », souligne un universitaire camerounais. On se rappelle également qu’en son temps, Alpha Omar Konaré, l’ancien président malien démocratiquement élu, avait décliné une «convocation» de son homologue français pour participer à un sommet régional des Chefs d’Etat africains sous supervision française. Quelques années plus tard, c’était au tour de l’Ivoirien Gbagbo de tenir tête aux maîtres d’hier. Après avoir signé en janvier 2003 à contrecœur, les accords de Linas-Marcoussis portant règlement de la crise ivoirienne et placés sous le haut patronage de la France, il n’accordera par la suite aucune considération à ce «chiffon». Il aura fallu attendre le mois d’avril 2007 et une ultime médiation interafricaine, excluant naturellement Paris, pour voir un début de solution à la partition de fait de la Côte d’Ivoire depuis 2002. Même s’ils peuvent paraître anecdotiques, les faits évoqués plus haut sont inédits et semblent traduire une rupture de «l’entente cordiale» qui a longtemps caractérisé les relations franco-africaines et préfigure par conséquent une nouvelle approche moins paternaliste même si dans son récent « Discours à la jeunesse africaine » prononcé à l’Université de Dakar, le président Sarkozy semble avoir ressuscité les vieux clichés qui peuplaient naguère l’imagerie coloniale. A ses yeux, l’Afrique reste le continent immobile, tourné vers le passé et prisonnier du rythme des saisons. En ouvrant plus grands les yeux ont se rend pourtant compte que le monde change et l’Afrique avec. Au lieu de ressusciter des théories usées par les siècles, on ferait pourtant bien de regarder la réalité en face. Cette évolution tout en réalisme est sans doute salutaire car le temps presse et des nouveaux partenaires pour ne pas dire concurrents, sont désormais aux portes du «village franco-africain» et l’ont même investi en partie. La France s’en rend-t-elle vraiment compte ?
Toujours est-il qu’en Afrique, les dirigeants de la jeune génération et les peuples désemparés sont d’autant plus séduits que les relations économiques entre la France et l’Afrique ont été rarement à la hauteur des attentes au cours des dernières décennies. Trop souvent, les déclarations de bonnes intentions et d’autres formules rhétoriques ont pris le pas sur des réalisations concrètes. Vue de Paris, la fameuse coopération a été plus placée sous le prisme de l’assistanat permanent en lieu et place d’un partenariat économique mutuellement bénéfique. Même «Chirac l’Africain» n’a rien pu modifier. Alors que des grands groupes français étaient invités à investir massivement en Europe centrale, en Asie ou en Amérique latine, on plaidait parallèlement en faveur d’une simple assistance désintéressée à l’Afrique comme si le monde des affaires se réduisait à de la philanthropie. Une telle relation fondée sur une conception angélique de la coopération et du développement ne manque pas d’effets pervers. L’absence de la notion du «gagnant-gagnant» ou de toute autre forme d’intérêt objectif semble avoir installé chez des Africains, y compris chez des élites dirigeantes, une mentalité d’assistés qui consiste à croire que les rapports entre les Etats sont une affaire de petits cadeaux et que l’on peut tout obtenir gratuitement de l’autre, sans contrepartie ni devoir d’inventaire. Même si Paris reste le premier partenaire commercial et le premier investisseur dans la plupart des pays francophones, sur l’ensemble du continent, la situation est en train de changer, compte tenu des bouleversements en cours dans le monde. D’Abidjan à Johannesburg, un nouveau partenariat se met progressivement en place, bousculant au passage des vieilles relations plus fondées sur les sentiments que sur des réalisations mutuellement bénéfiques. Au cours des dix dernières années, le Japon, engagé avec la Chine dans une véritable course de leadership en Afrique, a consacré plus de 50 milliards de francs à la construction des dizaines d’écoles modernes à plusieurs niveaux dans toutes les provinces du Cameroun. Auprès de ces joyaux architecturaux qui n’ont rien à envier à certaines établissements d’enseignement supérieur, le Lycée Leclerc, principale réalisation française dans le domaine éducatif, remonte à plus d’un demi siècle. Même si la situation évolue par exemple au Cameroun à travers les projets liés à la réduction de la dette (C2D), il est regrettable que sur un continent où les besoins en formation de la jeunesse sont énormes, la France ne ce soit pas impliquée davantage par le passé dans le développement des infrastructures scolaires, au-delà de l’envoi ponctuel des coopérants ou de la multiplication des séminaires et autres sessions de formation sans grande portée.
Certains pays inféodés jusque là à la France, manifestent de plus en plus la volonté de diversifier leurs relations économiques. Ainsi en est-il du Cameroun où des repreneurs américains ont arraché le secteur de l’énergie électrique au nez et à la barbe des concurrents français. Toujours au Cameroun, Alcan, le géant canadien de l’aluminium, a racheté l’usine d’électrolyse d’Edéa au français Pechiney et entend porter à 200.000 tonnes une production qui plafonne depuis un demi-siècle à 80.000 tonnes. Malgré le rachat du repreneur canadien par Rio Tinto, le projet est loin d’être enterré. Toujours au Cameroun, après l’échec de la défunte société de transport urbain (Sotuc), un opérateur privé américain (Le Bus) vient de relancer le transport public urbain en remplaçant les vieux bus Renault par des bus flambant neufs fabriqués…en Chine et dotés de matériels de sécurité dernier cri. Les mêmes Américains déjà partie prenante dans l’exploitation minière à l’est du pays, pourraient également prendre pied dans celle de la bauxite dont le Cameroun abrite l’un des plus grands gisements mondiaux. La Côte d’Ivoire avait déjà introduit des investisseurs américains dans le juteux marché du négoce agro-alimentaire. Le Sénégal de son côté a privatisé l’électricité au profit des Canadiens avant de se ressaisir. Il s’apprête à donner le Port autonome de Dakar en concession aux investisseurs de Dubaï mieux disant, malgré les protestations des Bolloré et Cie. Tout récemment, le Niger a engagé un bras de fer avec la société française Areva et n’a lâché prise qu’après une renégociation à la hausse du prix de l’uranium jusque là vendu en dessous du prix international. Accusé de soutenir financièrement la rébellion touareg, le géant français du nucléaire civil a finalement « a perdu le monopole qu’il détenait depuis quatre décennies sur la prospection, l’exploitation et la vente de l’uranium nigérien. La fin d’une époque. » (6)
De son côté, la Chine récemment arrivée sur le champ économique, poursuit sur le terrain sa campagne de séduction. Palais présidentiels, salles pour grands spectacles, hôpitaux de référence, grandes enceintes sportives, barrages, centrales électriques, routes, voies ferrées…on ne compte plus les fruits de la coopération sino-africaine. Beijing rattrape également son retard dans l’exploitation des matières premières (pétrole en Angola, au Nigeria et au Soudan) tandis que le commerce extérieur explose. Selon une étude récente, les échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique ont été multiplié par cinq au cours des dix dernières années, passant de 11 à 55 milliards de dollars. On mesure à peine les conséquences pour les anciens partenaires. Déjà, l’invasion du textile chinois ne fait pas des ravages qu’en Europe et aux Etats-Unis. En Afrique, l’arrivée des vêtements bon marché met à mal le secteur du prêt-à-porter alimenté pendant des décennies par Dior, Courrèges, Chanel et d’autres grands couturiers français. De Dakar à Douala, l’invasion des motos chinoises a relégué au rayon des souvenirs les vieilles motocyclettes Peugeot BB chères à nos grands pères. Au Cameroun particulièrement, le marché automobile, tous segments confondus, est largement dominé par des constructeurs asiatiques, notamment des japonais (Toyota, Mitsubishi, Nissan) et coréens, l’achat des véhicules français (jugés à tord peu fiables) étant réservé aux administrations publiques de souveraineté. Sans que l’on sache s’il s’agit d’une stratégie concertée, l’offensive économique chinoise en Afrique s’accompagne d’une présence humaine de plus en plus affirmée. De quelques centaines d’individus il y a dix ans à peine, les colonies chinoises d’Afrique occidentale se comptent désormais par dizaines de milliers et la tendance n’est pas prête à s’inverser. Les Chinois sont d’autant plus tolérés que leur proximité physique avec l’habitant contraste avec la distance observée par les derniers Européens qui vivent toujours enfermés dans les quartiers résidentiels. Toutefois, les Africains devraient se garder de succomber à l’euphorie. La pénétration chinoise sur le continent s’accompagne parfois de la reproduction des mêmes dérives reprochées auparavant aux puissances occidentales. De nouveaux concurrents émergent sur le continent même. Lentement mais sûrement, l’Afrique du Sud pousse ses pions dans toutes les directions. Le pays de Mandela est très présent au Cameroun dans la téléphonie mobile et le transport ferroviaire, en Cote d’Ivoire dans les infrastructures, au Mali dans l’or, en Centrafrique dans les diamants…
Compte tenu des évolutions en cours, on peut se risquer à poser une question embarrassante. Et si la France perdait définitivement l’Afrique ? Certains la trouveront sans doute superflue.
Il n’en demeure pas moins vrai que l’hostilité grandissante d’une grande partie de l’opinion africaine envers l’ex-métropole n’est pas une vue de l’esprit. Après les attaques et dénonciations virulentes de certains intellectuels qu’on pouvait traiter volontiers de gauchisme, on assiste depuis quelques années aux protestations véhémentes venant du petit peuple. Sans que l’on puisse leur accorder le moindre crédit, les griefs formulés à l’encontre de la France sont légion, en politique comme en économie. Sur le plan diplomatique, des voix s’élèvent de plus en plus pour dénoncer un soutien à sens unique. L’Afrique se serait beaucoup mise au service de la France et lui aurait donné plus de gages de fidélité qu’elle n’en aurait reçu en retour. On l’aura encore constaté lors du débat sur l’élargissement du Conseil de sécurité des Nations Unies quand Paris après avoir promis son soutien aux candidats africains, a fini par s’enfermer dans le mutisme.
Le débat actuel sur l’émigration conforté par la récente victoire de Nicolas Sarkozy à la dernière élection présidentielle en France, vient raviver des ressentiments d’une bonne frange de la jeunesse africaine. Le rejet de cette nouvelle orientation politique s’est encore vérifié lors du passage houleux du candidat Sarkozy au Bénin et au Mali où il a été traité de tous les noms d’oiseaux par une jeunesse déchaînée. La notion de «l’immigration choisie» chère à Nicolas Sarkozy, a même fait sortir de leurs gongs certains dirigeants africains. Sans précaution diplomatique, le président malien Toumani Touré a même comparé les nouveaux critères d’admission à la honteuse sélection effectuée jadis par des négriers qui ne retenaient comme esclaves que des individus physiquement sans reproche. Aujourd’hui, il s’agirait plutôt de vider l’Afrique des têtes bien faites. Beaucoup s’étonnent d’ailleurs que des Africains et des Noirs en général, soient toujours les premiers indexés en matière d’émigration alors qu’ils représentent moins de 10 % des effectifs totaux d’émigrés. Ce qui laisse croire que le raidissement des conditions d’immigration vise d’abord les Noirs et les Arabes dans une moindre mesure. Avec le durcissement de la politique de délivrance des visas, la France n’incarne d’ailleurs plus l’avenir aux yeux des jeunes africains pour qui elle n’est plus qu’un pays de transit vers des horizons plus hospitaliers. De Yaoundé à Dakar en passant par Abidjan, les candidats aux études supérieures à l’étranger se tournent de plus en plus vers les Etats-Unis, le Canada, la Grande Bretagne, l’Allemagne, la Chine, voire la Russie, malgré la montée du racisme et de la xénophobie dans ce dernier pays.
Du « désengagement » de la France en Afrique
Alors, la France n’a-t-elle plus vraiment besoin de l’Afrique comme le prétendent les représentants de la « nouvelle droite » française ? Le fameux débat sur le désengagement brandi aux Africains comme une menace, recouvre des réalités moins réjouissantes pour Paris. Pendant longtemps, l’Afrique a été la seule véritable zone d’influence de la France dans le monde, celle où elle régnait en maître, n’ayant rien à redouter d’un éventuel concurrent. Cela n’était pas possible ni en Amérique du Sud dans l’arrière-cour des Etats-Unis, ni en Asie face au géant japonais en attendant la montée en puissance de la Chine. La France qui se plait à présenter son désengagement de l’Afrique comme le résultat d’une réorientation stratégique fait-elle contre mauvaise fortune bon cœur ou alors n’a-t-elle pas encore pris conscience que la terre lui glisse sous ses pieds ? Forcé ou volontaire, le désengagement renforcerait sans nul doute, une perte d’influence au niveau mondial et pas seulement en termes économiques.
Les nouvelles perspectives ouvertes par la récente élection présidentielle en France auront des répercussions profondes sur les relations franco-africaines. Même si le départ de Chirac ne semble pas avoir sonné le glas d’une certaine politique africaine de la France où les relations interpersonnelles avec les dirigeants en place l’emportaient parfois sur la politique officielle, certains observateurs estiment que rien ne sera plus comme avant. En perdant progressivement ce qui a été historiquement sa principale zone d’influence dans le monde, la France pourrait se retrouver face à elle-même et pourrait frissonner en redécouvrant la nudité des dures réalités : celle d’une puissance moyenne qui, ayant abandonné l’épuisant bras de fer avec la puissante Amérique et ne pouvant plus compter comme par le passé, sur le soutien inconditionnel de ses anciens alliés africains, se retrouvera à l’ombre d’une puissante Allemagne solidement ancrée en Europe centrale.
On peut dès lors s’interroger logiquement sur ce que sera demain la France sans une arrière-garde africaine dont elle ne jouirait plus du soutien inconditionnel et systématique dans les instances internationales ? Si la question semble sans objet pour l’instant, la comparaison avec le domaine sportif n’est pas qu’anecdotique. En 1998, l’équipe nationale de football de France s’est hissée sur le toit du monde grâce aux Zidane, Vieira, Malouda, Makelele, Govou, Henry, Thuram, et autres ressortissants d’Afrique et des Antilles qui constituent aujourd’hui encore près de 90 % de l’effectif total. Lors de la dernière Coupe du monde 2006 en Allemagne, les Bleus n’étaient pas loin de réitérer l’exploit. Certes au strict plan économique, le recul de la France en Afrique aurait peu d’impact sur les indicateurs fondamentaux de l’Hexagone. Les pertes se situent en revanche dans des domaines moins quantifiables mais ô combien importants ! Pour avoir une idée de ce à quoi pourrait ressembler demain le pays de « nos ancêtres les Gaulois » sans l’Afrique, on peut s’amuser à imaginer un seul instant ce que seraient demain les Bleus sans les fameux «joueurs de couleur» qui ont fait jusqu’ici sa force. On ne pourrait que mieux apprécier l’immensité du désert.
(1) Michel Sitbon ; Un génocide sur la conscience, Editions l’Esprit frappeur, Paris, 1998
(2) Interview du président gabonais diffusé le 8 mai2007 sur Radio France Internationale
(3) Adama Gaye ; Chine-Afrique : le dragon et l’autruche, L’Harmattan, Paris, 2006
(4) Anne-Valerie Hoh et Barbara Vignaux ; L’Afrique n’est plus l’eldorado des entreprises françaises in Le Monde diplomatique, février 2006
(5) Boubacar Boris Diop ; Avertissement ivoirien à la Françafrique in Le Monde diplomatique, mars 2005
(6) Valentin Hodounou, Niger, Areva, fin des privilèges in Continental Magazine N° 63 Septembre 2007.