Fanon : quand le cinéma français détourne le regard de son passé colonial


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À quelques jours de sa sortie nationale, le film sur Frantz Fanon, figure majeure de l’anticolonialisme, peine à trouver sa place dans les salles d’art et essai parisiennes. Un cas révélateur des angles morts de la distribution cinématographique en France.

Le film « Fanon », réalisé par Jean-Claude Barny, aurait dû être une sortie remarquée dans le paysage cinématographique français. Ce biopic audacieux, dédié à une figure emblématique de l’anticolonialisme, n’est pourtant que l’ombre de lui-même dans les salles de cinéma. À Paris, qui se veut capitale culturelle, aucune salle d’art et essai n’a accepté de le projeter. La distributrice Amel Lacombe dénonce une situation qui témoigne d’un racisme ordinaire toujours bien ancré.

Lors de son avant-première à l’UGC Les Halles, le 27 mars dernier, la salle affichait complet. Pourtant, à quelques jours de sa sortie officielle le 2 avril 2025, la panique s’empare de la distributrice : « Aucune salle d’art et essai de Paris n’en veut », s’indigne Amel Lacombe dans Le Courrier de l’Atlas. Derrière les justifications techniques et esthétiques se cache un malaise plus profond, que la professionnelle du cinéma n’hésite pas à pointer du doigt : « Personne ne va dire : ‘Je ne prends pas le film parce que j’aime pas les Algériens, les Noirs, les Arabes.’ Non, ils vont dire : ‘Le film n’est pas assez art et essai, il est trop commercial, trop de musique, les acteurs jouent comme ci, c’est un biopic trop classique.‘ »

Frantz Fanon : un intellectuel révolutionnaire

Pour comprendre l’importance et la portée de ce film, il est essentiel de saisir qui était Frantz Fanon. Né en 1925 en Martinique, Fanon est l’une des voix les plus puissantes de l’anticolonialisme du XXe siècle. Psychiatre, écrivain et militant politique, il a profondément marqué les mouvements de libération et la pensée postcoloniale avec ses œuvres majeures.

Son premier ouvrage, « Peau noire, masques blancs » (1952), décortique les mécanismes psychologiques du racisme et de l’aliénation coloniale. Il y analyse comment le colonisé intériorise le regard du colonisateur, créant une fracture identitaire profonde. Son œuvre posthume, « Les Damnés de la Terre » (1961), préfacée par Jean-Paul Sartre, est un véritable manifeste pour la décolonisation. Fanon y développe une critique radicale du colonialisme et théorise la violence comme réponse nécessaire à l’oppression systémique coloniale.

Très jeune, Fanon s’engage pour la liberté en rejoignant les forces libres du général de Gaulle lors de la Seconde Guerre mondiale. À seulement 17 ans, il traverse les eaux pour rallier Sainte-Lucie depuis la Martinique afin de lutter contre le nazisme. Cette expérience militaire lui révèle déjà les contradictions d’une armée qui combat le fascisme tout en perpétuant le racisme envers les soldats noirs. Ce premier engagement nourrit sa réflexion sur la libération de l’homme et la lutte contre l’oppression coloniale.

Les années algériennes au cœur du film

Le film de Jean-Claude Barny se concentre spécifiquement sur les années algériennes de Fanon. Nommé médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida en 1953, Fanon révolutionne les pratiques en refusant la vision coloniale qui assimile les patients algériens à des êtres inférieurs. Cette approche novatrice est illustrée par sa collaboration avec le psychiatre espagnol François Tosquelles, pionnier de la psychothérapie institutionnelle.

Ne pouvant accepter les méthodes déshumanisantes appliquées aux patients algériens, Fanon démissionne en 1956 et rejoint activement les rangs du Front de Libération Nationale (FLN). Pour Fanon, « l’indépendance ne se donne pas, elle s’arrache ». En tant qu’ambassadeur itinérant du gouvernement provisoire algérien en 1959, il contribue au rayonnement international de la Révolution algérienne jusqu’à sa mort prématurée en 1961, à l’âge de 36 ans, des suites d’une leucémie.

Pour Redha Malek, ancien Premier ministre algérien, Fanon est « révolutionnaire dans tous les sens du terme » et représente un « produit de la Révolution algérienne ». Quant à Hervé Bourges, il décrivait Fanon comme « un athée qui se veut éclaireur de conscience », un homme qui refuse tout repli identitaire et dont la pensée universelle transcende les clivages.

Une œuvre cinématographique à la hauteur de son sujet

Le film, porté par une bande-son originale mêlant jazz et musiques orientales, marque également par sa volonté de créer une identité sonore métissée. Le compositeur Thibault Kientz-Agyeman explique dans une interview au CNC (Centre National du Cinéma), l’enjeu était de « faire ressentir la colère contenue, la rage que Fanon parvenait à maîtriser ». La trompette de Ludovic Louis, véritable « âme du personnage », incarne cette tension omniprésente.

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Comme le dit Jean-Claude Barny : « J’espère que ce film aidera à comprendre comment fonctionne le racisme, qu’il donnera des armes aux concernés pour se défendre. » Mais pour cela, encore faudrait-il que les salles aient le courage de le distribuer…

Un documentaire algérien primé au FESPACO

Alors que le film de Jean-Claude Barny peine à trouver sa place dans les salles françaises, un autre film sur Fanon connaît un destin bien différent en Afrique. Le 28 février 2025, lors de la 29e édition du Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (FESPACO), le documentaire « Fanon » réalisé par l’Algérien Abdennour Zahzah a reçu le Prix Sankara de la critique.

Ce prix prestigieux récompense une œuvre qui retrace une période charnière de la vie de Fanon, alors qu’il exerçait à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville entre 1953 et 1956. L’attribution du Prix Sankara, figure révolutionnaire burkinabé, à un film sur Fanon incarne un hommage croisé à deux icônes de la lutte anticoloniale et de l’émancipation politique en Afrique.

Une réception déconcertante en France

Mais en France, malgré l’enthousiasme des artistes et la profondeur du sujet, le film de Jean-Claude Barny rencontre un mur dans le paysage cinématographique parisien. Pour Amel Lacombe, ce rejet cache une réalité plus dérangeante : « En France, on aime bien les histoires Pocahontas, les filles arabes ou noires qu’on sauve de méchants garçons musulmans grâce à la civilisation, la musique et le cul. » Un discours brutal mais révélateur d’un certain conformisme culturel qui exclut les récits authentiques et subversifs.

Cette invisibilisation, qui n’ose pas dire son nom, rappelle que Fanon lui-même a vécu ce rejet durant sa vie. Le film de Barny, en dévoilant la complexité du personnage et ses combats contre la colonisation, semble déranger par sa sincérité. En effet, Frantz Fanon n’est pas le héros édulcoré que le cinéma hexagonal aime tant mettre en avant. Il est un intellectuel radical, un médecin engagé et un militant révolutionnaire. Son héritage politique et philosophique demeure inconfortable pour certains, et cela se reflète dans la réticence des salles à projeter le film.

Si la sortie de « Fanon » est compromise par ce racisme latent, elle résonne pourtant avec une urgence contemporaine : comprendre les mécanismes du rejet, interroger notre rapport à la mémoire coloniale et questionner la place des récits anticolonialistes dans l’espace public. Il est grand temps que le public s’empare de cette œuvre et que les cinémas assument leur responsabilité culturelle. La question n’est pas seulement de soutenir un film, mais de rompre avec une censure insidieuse qui continue de frapper les œuvres questionnant l’héritage colonial de la France.

Masque Africamaat
Kofi Ndale, un nom qui évoque la richesse des traditions africaines. Spécialiste de l'histoire et l'économie de l'Afrique sub-saharienne
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