Face à un contentieux créé de toutes pièces : comment Tebboune et Macron tentent de désamorcer la crise diplomatique


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Allocution Tebboune
Allocution Tebboune

En pleine tempête politique française sur les accords migratoires de 1968, le président algérien Abdelmadjid Tebboune tend la main à Emmanuel Macron. Une manœuvre qui isole les faucons du gouvernement français et replace le dialogue au niveau des chefs d’État, loin des surenchères électoralistes en vue de 2027 de Bruno Retailleau et du RN. Analyse d’une crise diplomatique et de ses enjeux stratégiques.

Les tensions entre Paris et Alger semblent prendre un nouveau tournant. Hier, lors d’une entrevue, Abdelmadjid Tebboune a brisé le silence en qualifiant le différend franco-algérien de « contentieux créé de toutes pièces », évoquant un « brouhaha » et un « capharnaüm politique » du côté français. Sans ménager ses mots, le président algérien a néanmoins réitéré qu’il « n’y a qu’un seul interlocuteur » : Emmanuel Macron. Cette prise de parole replace la relation franco-algérienne entre les mains des deux chefs d’État, au moment même où le climat politique en France s’échauffe sur la question des accords migratoires de 1968.

La déclaration de Tebboune : un rappel à l’ordre diplomatique

« Il y a un brouhaha, un capharnaüm politique (en France) autour d’un contentieux créé de toutes pièces », a déclaré Abdelmadjid Tebboune. Alors que certains membres du gouvernement français, à commencer par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau et le Premier ministre François Bayrou, adoptent une posture de fermeté vis-à-vis de l’Algérie, le président algérien soutient que la coopération se poursuit avec Emmanuel Macron : « On garde comme unique point de repère le Président Macron. Nous travaillons ensemble. Il y a eu, c’est vrai, un moment d’incompréhension, mais il reste le Président de la République française. Tout le reste ne nous concerne pas. »

Sur la scène française, cette sortie publique résonne comme un appel à la désescalade. Depuis plusieurs semaines, les relations entre Paris et Alger sont minées par la volonté de certains responsables politiques de remettre en cause les accords migratoires de 1968. L’ultimatum lancé par François Bayrou (« un mois à six semaines ») pour renégocier ces accords a envenimé le débat, au point de faire craindre une rupture diplomatique.

Dans ce contexte, Emmanuel Macron s’illustre par une volonté de conciliation. Fin février, il a explicitement refusé de remettre en cause unilatéralement les accords de 1968 : « On ne va pas les dénoncer de manière unilatérale, ça n’a aucun sens ». Opposé à la ligne dure prônée par Bayrou et Retailleau, le président mise plutôt sur la diplomatie et le « réengagement » de discussions formelles.

Il répond ainsi aux critiques émises par Alger, qui avait dénoncé une « cabale » attisée par « une extrême droite française revancharde et haineuse ». Macron, en contrepoint, tente de se placer au-dessus de la mêlée, prônant un retour à la table des négociations loin des micros et des caméras.

Les accords de 1968 et les enjeux bilatéraux : au-delà des postures politiques

Les accords franco-algériens de 1968 sont souvent perçus comme particulièrement avantageux pour les Algériens. En réalité, ils s’avèrent aujourd’hui en décalage avec le droit commun, parfois même défavorables aux ressortissants algériens :

  • Les étudiants algériens, par exemple, doivent renouveler leur visa chaque année, alors que d’autres nationalités bénéficient d’autorisations pluriannuelles.
  • Le « passeport talent », titre de séjour de quatre ans pour les travailleurs hautement qualifiés, est inaccessible aux Algériens.

Loin d’être un privilège, ces accords forment un régime d’exception désormais obsolète. La révision de ce dispositif reste un sujet sensible : pour Alger, c’est un symbole historique de la relation post-coloniale ; pour Paris, un cadre juridique délicat à faire évoluer sans braquer l’opinion publique.

Malgré la passe d’armes médiatique, Tebboune se montre clair : seul Emmanuel Macron et son ministre des Affaires étrangères, Jean Noël Barrot, sont légitimes à négocier, au grand dam du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. De fait, ce dernier semble multiplier les provocations et déclarations à l’emporte-pièce : récemment, le refoulement de l’épouse de l’ambassadeur d’Algérie au Mali, révélé par l’Algérie Presse Service, a ravivé les tensions et démontré une certaine discordance au sein même de l’exécutif français.

En toile de fond, la présidentielle de 2027 pèse déjà sur ces relations franco-algériennes : Retailleau, tout comme François Bayrou, y voient un terrain électoral propice pour séduire la droite conservatrice et l’extrême droite. Le JDD – sous influence de Vincent Bolloré et proche des milieux nationalistes – n’a pas hésité à qualifier l’attitude de Macron de  capitulation devant l’Algérie, offrant une caisse de résonance médiatique à la ligne dure.

Les risques d’une surenchère et le dossier saharien

En jouant la carte de la confrontation, Retailleau et Bayrou courent le risque d’hypothéquer sérieusement l’avenir des relations franco-algériennes. Plusieurs éléments en dépendent directement :

  • Les 900 000 binationaux franco-algériens : premiers concernés par d’éventuelles mesures restrictives ou complications administratives, ils servent malgré eux d’otages potentiels dans ce bras de fer politique du ministre de l’Intérieur français.
  • Les intérêts économiques français : la France réalise plusieurs milliards d’euros d’échanges commerciaux avec l’Algérie et y investit dans des secteurs stratégiques (énergie, infrastructures). Fragiliser ces liens pourrait offrir un boulevard aux concurrents internationaux (Chine, Italie, Turquie, États-Unis). En outre, le gaz algérien est indispensable pour le Sud de la France
  • Le rôle diplomatique de la France en Afrique : toute escalade avec Alger retentit au Maghreb et au Sahel, deux zones où l’influence française est déjà contestée.

La crise actuelle n’est pas dissociée de la question du Sahara occidental. L’historien Benjamin Stora rappelle que la France, désormais favorable à la position marocaine sur ce dossier, s’est opposée à l’Algérie, soutien historique de la cause sahraouie. Le président Tebboune, tout en niant toute « provocation » directe dans le déplacement d’officiels français dans les territoires sahraouis, estime que cette approche « ostentatoire » contrevient aux principes onusiens.

Certains observateurs avancent que l’assouplissement du ton vis-à-vis d’Alger pourrait présager une révision de la position française sur ce conflit. Une telle inflexion, si elle se confirmait, constituerait un virage majeur, susceptible de rapprocher la diplomatie française des résolutions onusiennes prônant l’autodétermination du peuple sahraoui.

Une diplomatie d’État face aux ambitions électorales

Face aux velléités nationalistes dans l’Hexagone, Emmanuel Macron mise sur une diplomatie raisonnée. La sortie d’Abdelmadjid Tebboune du 22 mars lui offre un appui stratégique : en désignant Macron comme « unique interlocuteur« , le président algérien écarte les acteurs français qui soufflent sur les braises et permet à son homologue de reprendre la main sur ce dossier explosif.

Reste que la présidentielle de 2027 continue de projeter son ombre : chaque incident diplomatique devient un argument de campagne, chaque geste d’apaisement, une occasion de dénoncer une supposée « capitulation ». Dans ce contexte, l’« axe Tebboune-Macron » se dessine comme un équilibre précaire entre raison d’État et compétition politique.

Vers un nouveau chapitre des relations franco-algériennes ?

Cette crise pourrait paradoxalement constituer une opportunité pour moderniser un cadre de coopération vieux de plus de cinquante ans. Les prochains mois seront déterminants pour évaluer la solidité de cet axe diplomatique face aux pressions intérieures françaises. En jeu : non seulement le sort des 900 000 binationaux, mais aussi l’ensemble de la coopération économique, sécuritaire et culturelle entre les deux pays.

Dans un contexte géopolitique marqué par la concurrence croissante de puissances comme la Chine, la Russie et la Turquie au Maghreb, la France et l’Algérie pourraient trouver dans cette crise l’occasion de refonder leur relation sur des bases plus équilibrées et tournées vers l’avenir. La question reste entière : la raison d’État l’emportera-t-elle sur les calculs électoraux ?

Pour l’heure, la balle est dans le camp français, tandis qu’Alger adopte une position de fermeté constructive qui pourrait ouvrir la voie à une redéfinition plus sereine des relations bilatérales, au-delà des cicatrices historiques et des tentations de repli identitaire.

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